— As-tu vu l'émission d'Arrêt sur images ?
— Sur traduire le polar ? La confrontation entre les traductions anciennes des romans de Hammett et celles qui viennent de sortir ? Ouais, mec, j'ai vu.
— Toi qui affirmes qu'on traduit mieux qu'avant, tu as dû te régaler ! Non ? Pourquoi cette grimace ? Ne me dis pas que tu vas défendre la version Robillot des années 50 !
— Non, bien sûr. Je suis trop lâche. Tout le monde me tomberait dessus. La presse est unanime, et moi-même je reconnais qu'il y a dans cette traduction certaines options détestables. N'empêche que pour moi tout n'est pas si simple...
— Comment cela ? N'es-tu pas d'accord avec moi que ces vieilles traductions des années 50 sont un contresens absolu ? Le directeur de la Série Noire, à l'époque, imposait aux traducteurs un certain ton totalement étranger à celui des originaux, et de plus on coupait sauvagement les textes quand ils dépassaient le calibre...
— Oui, sabrer les textes, c'est très mal. Et le côté argot, gouailleur de la première v.f. n'a rien à voir avec le style sec de Hammett. D'autant que cet argot a mal vieilli. Tu vas sûrement me resservir le «T'as filé comme un pet sur la toile cirée» de Robillot, alors que Hammett disait quelque chose comme «T'as fichu le camp». Inacceptable, d'accord.
— Et il en va ainsi tout du long ! Tiens, j'ai pris des notes. Robillot écrit : «Tu vas encore bien l'arranger celle-là, ricana Spade en découvrant une mâchoire de loup». Les retraducteurs, eux, suivent pas à pas l'original : «Tu vas faire l'imbécile avec elle, ça ne va pas manquer, dit Spade avec un rictus carnassier qui laissa entrevoir ses molaires».
— Et tu trouves ça mieux ?
— Euh... Enfin, la question n'est pas là ! Qu'on aime ou non, il n'y a pas de loup chez Hammett, je ne m'accorde pas le droit d'en rajouter un ! Ce ne serait plus traduire, mais broder !
— Ton exemple est parfaitement choisi. Tu as remarqué ? Le texte de Robillot est presque deux fois plus court. Et ça, c'est capital. Tu veux traduire fidèlement ? Conserver le style sec, dépouillé de Hammett ? Alors il faut aller vite. Virer quelques détails si besoin est. Traduire «a nickel» par «cinq cents» et non (franchement, c'est nul !) par «une pièce de cinq cents». La langue anglaise va tellement vite... Je trouve que sur l'histoire du loup, Robillot, si lourdingue tout-à-l'heure avec sa toile cirée, se rattrape assez bien. Admire comment «ça ne va pas manquer» est habilement résumé par «encore», comment la «mâchoire de loup» est plus mordante que ce rictus et ces molaires qui traînent la patte. Cette fois c'est la nouvelle version qui pèse des tonnes... Tu sais pourquoi je m'excite ? Les petites manips du traducteur d'autrefois dans cette phrase, c'est l'essentiel de mon travail à moi : tenir le tempo, resserrer au besoin le texte quand il mollit un peu.
— Tu te mêles de corriger Hammett ! Mais pour qui te prends-tu ?
— Hammett n'est pas l'évangile, tout le monde a ses moments de faiblesse. Le respect dû à l'auteur ne doit pas nous paralyser. Le traducteur n'est pas un esclave craintif, mais un serviteur capable d'initiatives.
— Toi et tes formules prétentieuses... Tu ne vas pas me dire, tout de même, que c'est une initiative louable de saupoudrer d'un érotisme de bazar des textes qui en sont vierges !
— Tu as sûrement noté un exemple, minutieux comme tu es...
— Tiens, cette «jeune fille, bronzée, grande - une fausse maigre» vêtue d'»une robe de lainage mince qui moulait ses formes comme un drap mouillé».
Ça, c'est Robillot. Et les redresseurs de torts, ils disent quoi ?— Hum... «C'était une jeune femme tout en jambes au teint hâlé dont la robe beige foncé en drap de laine léger adhérait au corps en donnant une impression d'humidité».
— Tu as tout lu sans respirer, bravo. Dit comme ça, c'est évidemment plus convenable — et tant pis si on a l'impression qu'elle sue ou qu'elle s'est pissé dessus. Excuse-moi, mais le coup de pouce de Robillot vers le sexy ne me semble pas bien méchant — il ne la fout pas à poil tout de même ! Le texte n'en est pas gravement déformé. Et je t'avouerai que même si ce Hammett un peu épicé doit être condamné pour trahison, cette trahison-là est à mes yeux moins grave que celle commise par nos retraducteurs avec leur version frigide ! «Au teint hâlé» ! Mais c'est du français d'éditeur ! D'académicien ! Du français de 1950 ! Tu parles d'un progrès... En fait de Série Noire, ça devient grisâtre...
— Tu me sidères. Tu soutiens le travail d'un type qui ne connaît même pas bien l'anglais. Dès le début de Moisson rouge — tu as lu Moisson rouge au moins ? — il commet un contresens énorme !
— Ah oui, le fameux «mucker» sur le sens duquel on se dispute dans les blogs ! Robillot ne connaît pas «mucker» ! Il n'a pas écrit de thèse sur Hammett, lui ! Il se contente de savoir écrire, d'avoir du swing, du peps, au lieu de traîner des godasses en plomb. Passe-moi ton papier. Tu as noté le portrait de la secrétaire du privé Sam Spade, remember ? «Ses yeux bruns riaient dans un visage lumineux d'adolescent», avance Robillot. «Ses yeux étaient marron et espiègles dans un visage luisant de garçonnet» réplique le duo. Et tu sais ce qu'on trouve chez Hammett ? «A shining boyish face». Ce «visage luisant de garçonnet», ce «pré-ado à la peau grasse», comme dit drôlement Judith Bernard, l'animatrice de l'émission, ce n'est pas un contresens peut-être ? Robillot, lui, a compris, il nous montre la fille jeune et «son air un peu garçonne», comme dit encore Judith — c'est elle qui devrait traduire Hammett. Attends, laisse-moi finir. Tu sais comment chacun traduit les «wicked jaws» d'un personnage, mot-à-mot la «mâchoire méchante» ? Devine qui nous propose «l'air vache» et qui «la mâchoire intraitable»...
— Non, non ! Monter en épingle des bouts de texte, c'est trop facile ! Tu me déçois, Michel.
— Je t'emmerde, Volkovitch.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°79 en avril 2010)