BIBLES


Le roman se situe dans un futur ambigu, où la civilisation a régressé. Dans une église orthodoxe, le prêtre inflige aux fidèles un sermon à l'ancienne, terrifiant, sans rien d'évangélique. Quand il cite la Bible, c'est l'Ancien Testament, bien sûr.

Éternel problème : quelle version française choisir ?

La réponse varie au coup par coup. Ici, je n'hésite même pas. C'est Segond qu'il me faut, la Bible protestante : un texte un peu ancien déjà (il a juste cent ans) qui apportera la couleur traditionnelle, un peu archaïque, un peu sévère et solennelle dont j'ai besoin. Je me rappelle à cette occasion que le prêtre orthodoxe qui m'administra le catéchisme, voilà un demi-siècle, me sachant incapable de lire le texte sacré en russe, m'avait fait pratiquer la Segond.

La voici :

Exode, chapitre 3, verset 13 : Moïse dit à Dieu : J'irai donc vers les enfants d'Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui suis.

Le ton me convient, mais «celui qui suis» me semble grammaticalement bizarre, et puis ce n'est pas la forme canonique, celle que je connais du moins, que je retrouve dans les Bibles de Port-Royal et de Jérusalem, et que je vais adopter : «Je suis celui qui est». J'ai besoin d'un texte passe-partout, familier à l'oreille — celui d'une version unique et officielle, équivalente de l'Authorized Version anglaise, version qui n'existe pas en français.

Panacher les versions, les modifier, a-t-on le droit, Seigneur ?

— Pourquoi pas, mon enfant ? Du moment que c'est Ad majorem Meam gloriam.

Il n'a pas tort, le Vieux : l'absence d'une version unique a aussi cet avantage qu'elle autorise chacun, devant cette multitude de voix, à impunément ajouter la sienne.

Coup d'œil par curiosité dans mes autres Bibles. Pléiade : «Je suis qui je suis». TOB : «Je suis qui je serai». Bayard : «Je serai : je suis». Chouraqui : «Je serai qui je serai». (Ces deux dernières versions, les plus récentes, font précéder la v.f. de la v.o., préfigurant sans doute les Bibles du futur où presque tout sera en hébreu.) La biblotraductologie, décidément, est une science fascinante, témoin ce petit quadrille ci-dessus dansé par le présent et le futur, qui donne le vertige (surtout quand une note vous apprend que les verbes en hébreu sont à l'imparfait-présent !). Un vertige bienvenu pour dire combien Dieu est insaisissable — presque autant que la grammaire. Comme quoi des versions multiples sont peut-être plus théologiquement correctes qu'une seule...

Autre détail : le texte grec évoque les «fils d'Israël», et non ses «enfants» comme l'écrit ma Bible huguenote. Faut-il en conclure que les protestants sont plus progressistes, moins sexistes ? Que disent les autres ? Port-Royal : «enfants». Pléiade, TOB et Bayard : «fils». Jérusalem : «Israélites». L'ineffable Chouraqui : «les Beneï Israël». Pardonne-lui, Elohim !

Là non plus, je n'hésite pas : j'incruste dans Segond les «fils» de la traduction grecque. Non par souci de fidélité, mais pour souligner perfidement ce que l'orthodoxie a de réactionnaire. Lui filer un petit coup de latte en douce, à celle-là, est un plaisir que je m'en voudrais de rater.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°78 en mars 2010)