TRISTES PONTIQUES


Notre revue TransLittérature m'a demandé de plancher sur le poète latin Ovide, à l'occasion d'une nouvelle traduction des Tristes et des Pontiques par la jeune écrivaine Marie Darrieussecq.

Ces deux recueils très sombres furent rédigés dans un trou perdu au fin fond de l'Empire où l'empereur Auguste avait exilé le poète, qui mourut de chagrin là-bas.

Principe de la rubrique, appelée «Côte-à-côte» : une introduction, le texte original, puis un choix de traductions. Celles-ci sont brièvement présentées, mais pas commentées. Le comité de rédaction, dont je fais partie, en a décidé ainsi : une revue de traducteurs ne peut pas évaluer librement, et donc éventuellement critiquer, le travail de confrères ou consœurs encore vivants ou fraîchement morts.

J'ai beau approuver, cela crée une frustration. On peut évidemment, dans une présentation apparemment objective, laisser deviner son jugement, c'est même un fameux exercice d'écriture, mais cette fois la tentation est trop forte et je m'en vais tout dire ici, pour un public différent. (Au fait, combien de traducteurs me lisent-ils ici ? Aucune idée.)

Voici le tout début des Tristes dans l'original. La ponctuation est un ajout moderne. La prochaine fois je l'enlève, ah mais !


Parue — nec inuideo — sine me, liber, ibis in Vrbem :

Ei mihi ! quod domino non licet ire tuo.

Vade, sed incultus, qualem decet exulis esse.

Infelix, habitum temporis huius habe !

Nec te purpureo uelent uaccinia fuco —

Non est conueniens luctibus ille color —

Nec titulus minio nec cedro charta notetur,

Candida nec nigra cornua fronte geras !

Felices ornent haec instrumenta libellos :

Fortunae memorem te decet esse meae.

Nec fragili geminae poliantur pumice frontes,

Hirsutus sparsis ut uideare comis.

Neue liturarum pudeat ! qui uiderit illas,

De lacrimis factas sentiet esse meis.

Vade, liber, uerbisque meis loca grata saluta !

Contigam certe quo licet illa pede.


J'ai repéré une douzaine de traductions à travers les siècles, dont six seulement avant 1900, ce qui est étonnamment peu, et quatre ces vingt dernières années, ce qui est étonnamment beaucoup.

Mon article de TransLittérature donne sept versions : deux du XVIIe, une du XIXe, quatre du XXe. L'un des charmes de la préparation du «Côte-à-côte», c'est la visite obligée à la bibliothèque Mazarine, lieu d'austères délices, imposant et feutré, où l'on vous apporte les volumes anciens en grande cérémonie sur un présentoir de velours, comme des saintes reliques. C'est là que j'ai recopié la première version connue, due à Jean Binard en 1625 :

Helas ! petit Liuret, vray tableau de mes triftes penfées, encore que tu fois fur le point de faire vn voyage à Rome fans moy, ie ne fuis point ialoux de ce bien qui pourroit faire fouhaiter à ton Maistre d'y aller auffi, & de iouïr du privilege que tu poffedes. Mais puisque ce bon-heur m'eft denié, ie te conseille de te mettre en chemin en pauure equipage...


Arrestons là, cela fuffit, ie penfe. Quelques décennies plus tard, le second traducteur fustigera son confrère et le «goust de la Paraphrase qui estoit en règne de son temps». Je peux dire ici à quel point je souscris. En fait, quelle que soit l'époque, il y a les bons traducteurs et les autres.

Je ne vais pas resservir aux volkonautes la même soupe que dans TransLittérature. Si je donne ici la traduction de la célèbre collection Guillaume-Budé, signée par Jacques André en 1968, c'est comme témoin, comme repoussoir, afin qu'on puisse mieux apprécier la version Darrieussecq — mon vrai sujet.

Petit livre — je n'en suis pas jaloux — tu iras sans moi à Rome. Hélas ! il est interdit à ton maître d'y aller. Va, mais sans ornement, comme il convient au livre d'un exilé. Malheureux, prends l'habit de circonstance ! Point de myrtilles pour te farder de leur teinture pourpre — cette couleur sied mal à la tristesse —, point de vermillon pour rehausser ton titre ni d'huile de cèdre pour embellir tes feuillets, point de blancs croissants sur ton front noir. Laissons ces ornements aux livres heureux : toi, tu ne dois pas oublier mon malheur. Que la tendre pierre ponce ne polisse pas tes deux tranches et laisse voir le hérissement de tes barbes éparses. Ne rougis pas de tes taches ! En les voyant, on y reconnaîtra l'effet de mes larmes ! Va, mon livre, et salue de mes paroles les lieux qui me sont chers ! J'y pénétrerai au moins du pied qui m'est permis.


Ne comparons pas cette version universitaire avec ce qui va suivre. Nous sommes sur une autre planète. Le but principal ici n'est pas la poésie, mais la compréhension du texte. Pas franchement vilaine d'ailleurs, cette version Budé, on a vu pire dans cette collection, mais elle ne fait guère vibrer non plus.

Et voici Darrieussecq. Son Tristes Pontiques (P.O.L., 2008), est exceptionnel à plus d'un titre. D'abord, ce n'est pas l'œuvre d'un latiniste professionnel, mais d'un écrivain — événement rare au XXe siècle déjà, Valéry et Pagnol mis à part, et qui, vu l'état actuel des études latines, ne se reproduira peut-être plus jamais !

Ensuite et surtout, la traductrice explore une voie nouvelle — à ma connaissance du moins. Voulant que sa traduction soit un poème, elle aurait pu choisir la solution traditionnelle de l'alexandrin, comme le faisait (presque), il y a vingt ans, Dominique Poirel, dont les vers ont deux fois sur trois les douze syllabes réglementaires :

Allons, j'y consens, petit livre : sans moi tu iras à la Ville,

là où ton maître, hélas ! n'a point le droit d'aller.


Va, donc, mais négligé, tel qu'il convient à mon exil ;

revêts, infortuné, la livrée de mon sort.

Point de myrtille afin de te farder de pourpre

ce n'est pas la couleur qui sied à ma détresse —


Eh bien non. Chez Darrieussecq, on lit ceci :

petit livre
hélas
va sans moi dans la ville où je suis interdit
va tout simple
5sans ornements savants
comme il sied aux exilés
un habit de tous les jours
les déshérités ne portent pas la pourpre
le deuil ne se fait pas en rouge
10pas de signet d'ivoire pas de titre au minium
pas de parchemin enduit d'huile de cèdre
c'est pour les petits livres heureux
toi
mon pauvre recueil
15tu portes ma misère et tu portes mon deuil
va-t'en échevelé mal poli tout barbu
car tu n'es pas de ceux dont les aspérités
sont lissées à la pierre ponce
et n'aie pas honte de tes taches
20ce sont mes larmes
va
salue pour moi les lieux que j'aime
tes pieds me porteront à leur rythme dans Rome


C'est la première fois qu'on lit un texte latin sous cette forme et c'est un choc. Le poème d'origine, porté par la houle régulière du vers, se trouve ici passé à la moulinette, déchiqueté. On a le droit de juger ce traitement arbitraire, de recenser tout ce qui manque et de s'indigner. Mais si en lisant cette chose aux allures de poème contemporain, je suis séduit peu à peu malgré moi, c'est que la formule adoptée est astucieuse, et plus respectueuse qu'elle n'en a l'air.

La langue, d'abord, est comme celle d'Ovide (selon ses propres termes), «simple sans ornements savants», évitant les archaïsmes et les affèteries de certaines versions contemporaines.

Le dispositif rythmique, surtout, est remarquablement pensé. Ces vers libres sont tout sauf du n'importe quoi.

La variété des mètres employés assure au texte sa variété, sa vivacité, tandis que sa cohérence vient du retour des alexandrins : ils sont 7 ici, sur 23 vers en tout (contre 16 vers en latin). Minoritaires donc, à juste titre : plus précieux de se faire ainsi attendre, ils scandent le poème qui rebondit de l'un à l'autre. Tout au plus pourrait-on déplorer la succession de trois d'entre eux (v.15-17), sans raison expressive apparemment. Les vers très courts (dans cet extrait, deux monosyllabiques, un dissyllabique) sont un geste rythmique fort, mais leur retour atténue leur brutalité, nous habituant à eux, produisant un effet de glas qui ajoute à l'envoûtement. Ce sont tous ces contrastes et ces continuités qui donnent à cette version son équilibre mouvant, son souffle, son frémissement.

Observons aussi les deux traducteurs aux prises avec le jeu de mots final, exploitant le double sens du dernier mot, «pede», le pied : celui de l'homme et celui du vers. Le digne professeur l'a certainement repéré, mais son texte le fait apparaître de façon bien allusive, comme si pour lui le jeu de mots était quelque chose de frivole, d'impur, d'un peu honteux, à recouvrir d'un slip. Darrieussecq, elle, annonce bravement la couleur ! On sent que le jeu sur les mots, pour elle, n'est pas un parasite, mais un élément non négligeable de l'expression poétique. Et ce vers parlant de pieds et de rythme, qui de surcroît clôt un mouvement, est judicieusement rendu par un alexandrin...

Si j'ai un tout petit reproche, c'est à propos du titre, Tristes pontiques. Amusant, brillant, le clin d'œil au best-seller de Lévi-Strauss, mais quel rapport entre notre ethnologue et Ovide ? Et puis est-ce le moment de jouer avec les mots, alors que le poète se lamente ? D'accord, il le fait lui-même à la fin du présent extrait, mais de façon bien plus discrète, sur la pointe des pieds... Là, on les met dans le plat !

Mais ne soyons pas sévère avec cet accès de virtuosité gratuite qui sent un peu la khâgne. La traductrice est passée par là, ça laisse des traces... Félicitons-la plutôt d'avoir gardé les bons côtés de cette formation, sans son académisme latent.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°77 en février 2010)