GRINCEMENTS DE TEMPS


Dans le roman de Ioànna Bourazopoùlou Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ?, l'essentiel des événements est raconté par six des acteurs principaux, censés les rapporter chacun dans une lettre écrite juste après coup.

Ce qui pose un problème de temps verbaux. La vraisemblance voudrait que le récit se fasse au passé composé, plus naturel dans le cadre d'une déposition, surtout lorsque les faits sont si proches. Eh bien je fais le choix contraire. Pour une raison pas très bonne : je fuis les problèmes que poserait sur une longue durée le passé composé, qui devient vite saoulant avec la répétition de l'auxiliaire qu'il traîne avec lui. Et aussi pour une meilleure raison : cette histoire se déroule dans le futur, mais un futur étrange, où la technologie a régressé, dans un lieu où les voitures et l'électricité sont inconnues, si bien que l'emploi du bon vieux passé simple à l'ancienne me fournit une touche de désuétude et d'étrangeté diffuse assez bien accordée à l'atmosphère du récit.

Évidemment, ça coince un peu lorsque les personnages, quittant le récit pour évoquer leur situation présente, emploient des verbes au présent qui jurent un peu avec les passés simples. On pourrait dire que ce léger grincement, créant une vague impression d'artifice, va dans le même sens d'une vague étrangeté ; mais je sens qu'il ne faut pas aller trop loin non plus : les personnages s'expriment tous dans une langue sinon soutenue, du moins correcte et plutôt neutre. Il y a donc là un petit travail de lissage à faire pour conserver le ton.

Exemple :

Dans la Colonie, que les mystérieux Soixante-Quinze administrent depuis Paris, le Gouverneur vient de mourir. Un jeune homme surgi de nulle part se présente pour lui succéder. Il a exactement la même écriture. Vrai gouverneur ou imposteur ?

Traduction mot-à-mot :


Sa main peut rendre fou le meilleur graphologue. S'il s'agit d'un imposteur, alors il est aussi capable, aussi instruit et aussi dangereux que le vrai Gouverneur, si bien que je ne voyais aucune différence. Je le servirais sans protester, car s'il ne craint pas les Soixante-Quinze et peut les tromper, alors il est encore plus terrifiant qu'eux.


Ce «peut» qui tombe sans crier gare au milieu d'un récit au passé (après, il est vrai, une phrase nominale qui adoucit la transition), c'est une vérité générale, cela peut aussi être un fragment de discours direct libre, de monologue intérieur. Dans les deux cas, le grec est plus souple que le français dans ses passages au présent, parfois très brefs, et l'alternance avec les temps du passé (ici, «voyais» d'abord, «servirais» ensuite), parfaitement naturel en grec, me paraît un peu forcé dans ma langue. D'où quelques menus coups de pouce :


De quoi rendre fou le meilleur des graphologues. Un imposteur ? Peut-être, mais aussi habile, aussi instruit, aussi dangereux que le vrai Gouverneur, au point que je ne voyais aucune différence. Je le servirais sans broncher, car celui qui ne craint pas les Soixante-Quinze et réussit à leur donner le change est plus effrayant qu'eux encore.


Deux petites astuces. Avant «voyais», supprimer discrètement les présents, sans pour autant rajouter des passés. Après «servirais», changer «s'il ne craint pas» en «celui qui ne craint pas», ce qui, mine de rien, fait glisser la phrase du présent de l'écriture (que je préfère laisser au second plan) au statut de vérité générale, dont le présent paraîtra plus naturel. Sans compter que la phrase y gagnera en force.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°76 en janvier 2010)