Une petite strophe toute simple, tirée d'un poème de Hàris Vlavianos, pour illustrer le travail quotidien du traducteur de poésie contemporaine.
Λευκα τριαντάφυλλα
ανάμεσα σε λευκές πέτρες
κάτω από ουρανό με πανσέληνο
αναπολώντας εσένα
και το απαλό χιόι
που μας σκέπασε.
Ce qui se prononce à peu près :
Levkà triandàfila
anàmesa se levkès pètres
kàto apò ouranò me pansèlino
anapolòndas esèna
kè to apalo hiòni
pou mas skèpase.
Sens approximatif :
Blanches roses
entre blanches pierres
sous ciel avec pleine lune
me souvenant de toi
et de la douce neige
qui nous a (ou avait) recouverts.
Pas de difficultés particulières. On pourrait presque traduire mot-à-mot. Dans ma traduction, pourtant, quelques menus écarts :
Blancheur des roses
entre des pierres blanches
sous le ciel et sa pleine lune
me souvenant de toi
et de la neige légère
dont nous fûmes couverts.
D'abord, je n'ai pas voulu écrire, comme il eût été naturel : «roses blanches / entre des pierres blanches». Le mot «blanc» serait bien plus voyant qu'en grec, où il se cache une fois au milieu du vers, et où la répétition est atténuée par le changement de désinence (-a, puis -es). La seule façon de lui mettre une sourdine — à part l'inversion au v.1, impossible ici, trop affectée — c'est de changer le blanc en blancheur. L'important, me semble-t-il, c'est que le blanc soit présent comme en grec au début et à la fin de la description aux deux premiers vers, encadrant le paysage.
Ensuite, dans les deux derniers vers, trois petits coups de pouce : la neige, de douce, devient légère ; le passé simple supplante le plus-que-parfait ou le passé composé, pourtant préférables, car plus familiers ; enfin, j'emploie «couverts» alors que «recouverts» serait sans doute plus correct.
Interventions inutiles ? déperdition ? Peut-être. L'idée, c'est de préserver le rythme profond, la respiration du poème. Il ne s'agit évidemment pas de calquer le nombre de syllabes vers par vers : les langues accentuées ne fonctionnent pas comme le français, où le décompte des syllabes donne presque toujours l'identité rythmique d'un vers. Mon travail consiste plutôt à repérer les variations du rythme d'un vers à l'autre, longs et brefs, allongements et replis, élans et repos...
Dans ces trois derniers vers, il faut que 4 et 5 soient égaux (ils sont grammaticalement parallèles, contenant chacun l'un des deux compléments d'objet du verbe, ainsi que des sonorités, [anapolo] et [apalo] en écho) : c'est pourquoi je choisis «légère», qui rajoute une syllabe, mettant ainsi les deux vers à égalité, 6 et 6, d'autant que «légère» allitère mieux que «douce» avec «neige».
Il faut également que le dernier vers soit plus court que les deux précédents, comme un piège qui se resserre. Je dois donc tout dire en cinq syllabes — pas facile, d'où les deux menus changements.
La rime légère / couverts, qui n'est pas dans l'original, pourrait poser problème. D'habitude, j'évite ce genre d'écho trop voyant, et d'une manière générale je trouve plus efficace de terminer un énoncé sur une note nouvelle, par conséquent plus spectaculaire. Mettons qu'ici cette rime renforce l'effet allitératif du grec, effet enveloppant comme cette neige qui tombe, qui tombe et nous recouvre.
Le rythme de ma strophe (4, 5, 7, 6, 6, 5 syllabes) reproduit globalement celui du grec (vers 1, 2 et 3 en allongement progressif, 4 et 5 égaux, 6 un poil plus court). Ce n'est pas systématique, je dois parfois lâcher du lest sur le rythme à cause de contraintes supérieures, mais si je peux y arriver sans dégâts, allons-y.
On peut traduire autrement, sans aucun doute. Je ne dis même pas que cette approche est la meilleure. C'est en tous cas la seule qui me rende heureux, qui fasse du texte un être vivant qui respire, et non un bout-à-bout de concepts et de mots froids comme des cadavres.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°71 en août 2009)