TRADUCTEUR DE LÉGENDE


I Am Legend : roman de l'américain Richard Matheson, mi-horreur, mi-SF, classique du genre publié dans les années 50 et aussitôt traduit chez Denoël, dans la collection Présence du futur, sous le titre Je suis une légende. Tiens, si j'allais voir comment on traduisait à l'époque ?

Le nom du traducteur, Claude Elsen, ne m'évoque rien. Lecture de la V.O., quelques plongées dans la V.F. Le tout début :


«On those cloudy days, Robert Neville was never sure when sunset came, and sometimes they were in the streets before he could get back.»

«Lorsque le ciel — comme c'était le cas ces jours-ci — était nuageux, Robert Neville ne se rendait pas toujours compte de l'approche du soir, et parfois ils auraient pu envahir les rues avant qu'il ne fût rentré chez lui.»


Onze mots pour rendre les quatre premiers, la phrase originale gonflée de moitié : c'est ce qu'on peut appeler un début laborieux. Trois dérives du sens, légères mais injustifiées (inconscience au lieu d'incertitude, soir au lieu de tombée de la nuit, pouvoir être au lieu d'être), affaiblissent la scène. Histoire de compenser, sans doute, le confrère surtraduit par deux fois, rajoutant une image («envahir») et des italiques («ils»), ce qui, en pathétisant la phrase, achève de la plomber. Comment ce type a-t-il pu être sourd à ce point, sourd à la force mystérieuse de l'original, qui tient à sa brièveté allusive ? Matheson fait rayonner l'angoisse, Elsen l'étouffe sous le poids. On pourrait presque voir ici confrontées, avec une clarté frôlant la caricature, deux façons de voir et d'écrire, l'américaine et l'européenne ; la plus simple et directe n'étant pas ici la moins subtile...

Ne nous emballons pas : cette traduction n'est pas nulle, la simple lecture le fait vite sentir. C'est bien écrit. Ce M. Elsen connaît son français, sa prose maîtrisée coule sans fautes ni maladresses, tout cela passerait comme une lettre à la poste si un certain fouille-merde n'allait pas fouiner dans le texte anglais.


«The first one he got was worthless.»

Le premier quoi ? C'est le début d'un chapitre. Il a été question plus tôt de chercher un microscope, mais une page s'est écoulée depuis. Le lecteur anglais, paumé, ne va comprendre que peu à peu, au fil d'une description («The base was so poorly leveled that any vibration disturbed it. etc.») qui ne nomme pas l'appareil. Le lecteur français, lui, doit être éclairé tout de suite :

«Le premier microscope qu'il découvrit se révéla inutilisable...»

Le texte entier se trouve ainsi balisé, macadamisé, ses coins sombres éclairés a giorno, comme si le lecteur était un débile, ou au contraire, un vieux professeur maniaque de la clarté.


«Maybe if he went back. Maybe the answer lay in the past, in some obscure crevice of memory. Go back, then, he told his mind, go back.

It tore his heart to go back.»

«Peut-être fallait-il tout reprendre par le commencement ? Peut-être la réponse qu'il cherchait gisait-elle dans le passé, enfouie dans ses souvenirs, dans quelque obscur recoin de sa mémoire ? '' Souviens-toi, se dit-il... Allons, retourne en arrière... ''

Mais, Dieu ! que ces souvenirs faisaient mal...»


Passons sur le délayage, sur ces guillemets aussi utiles et gracieux qu'un fixe-chaussettes, et penchons-nous sur ce que devient ici le retour de «go back», exprimant la recherche aussi vaine qu'obstinée, la douleur lancinante. Les quatre «go back» sont rendus de quatre façons différentes : «reprendre par le commencement», «souviens-toi», «retourne en arrière», «souvenirs»... Il est vrai que dans les années 50 le refrain «En-français-on-ne-répète-pas» était la rengaine favorite de nos éditeurs.

Dans cet exemple, on surprend aussi Elsen en train de glisser en douce une image de son cru : «enfouie dans ses souvenirs». Comment a-t-il donc fait, ce traducteur si prolixe, pour que le roman, à vue de nez, ne soit pas plus long en français qu'en anglais ?

On devine la réponse, hélas : pour faire maigrir son texte, le traducteur a taillé, raboté, condensé. Que ceux qui ne l'ont jamais fait lui jettent la première pierre : chez certains auteurs un peu verbeux — il y en a même parmi les meilleurs —, certaines menues interventions ne sont pas forcément néfastes. L'ennui, c'est qu'ici l'élagage ne vise pas seulement quelques longueurs occasionnelles : pratiqué de façon systématique, il tourne parfois au jeu de massacre.


«It was no use. The world shimmered through endless distorting tears while he pressed back the hot earth, patting it around her still body with nerveless fingers.»

«Il reprit la pelle, couvrit de terre le corps de Virginia et referma la fosse.»


Ce n'est sans doute pas le meilleur paragraphe du roman, mais là, pour le coup, il n'y a plus de traducteur, juste un rewriter, pour ne pas dire un fossoyeur.

Des images ou des syntaxes inhabituelles sont bannies, sans doute jugées trop fortes pour nos palais fragiles :


«Clapping hands like the spatter of irregular rifle fire, swaying bodies like stalks in a terrible wind, moans of the great potential dead, screams of the fighting living. Robert Neville strained through their violent ranks, face white, hands before him like those of a blind man seeking shelter.»

«Les cris s'élevèrent à nouveau. Ceux qui entouraient Neville se mirent à battre des mains en mesure, à se balancer en cadence, à psalmodier des prières hystériques.»


Les coups de feu, les tiges dans le vent, l'aveugle mains en avant, à la trappe tout ça.

Conclusion : un travail qui sent son époque. Un professionnel accompli, guidé par les préjugés étroits de son temps — et aussi, peut-être, par certaines contraintes éditoriales —, livre au public d'une collection de poche, supposé inculte, un texte ratiboisé, pasteurisé, dans le français empesé qui par ailleurs semble bien être le sien propre.

Détail curieux : le héros écoute plusieurs fois de la musique classique, Schoenberg, Mozart, Beethoven, Brahms... On les retrouve dans la V.F — moins Schoenberg. Trop intello ?

Petit tour chez Google sur les traces du traducteur. Je découvre un bien étrange personnage. Né en 1913, fin lettré, on s'y attendait, «brillant journaliste et critique littéraire des années 30», le Belge Gaston Derycke devint Claude Elsen après la guerre, publia deux essais (Homo eroticus, esquisse d'une psychologie de l'érotisme et J'ai choisi les animaux — aucun rapport entre les deux ouvrages, on l'espère), donna des notes de lecture à la Revue de la NRF et mourut en 1975. Traducteur réputé, il accommoda entre autres Norman Mailer, Angus Wilson, Kingsley Amis et aussi, de plus en plus étrange, l'antipsychiatre Ronald Laing. On n'attendait pas là un homme qui eut de graves ennuis à la Libération, tout comme son ami et compagnon de plume à Je suis partout, Lucien Rebatet, l'un des plus immondes fachos de l'époque.

Mais alors... Schoenberg supprimé... Schoenberg le juif ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°70 en juillet 2009)