BERMAN ET LES SIENS


Novembre 94. À peine revenu des Assises de la traduction en Arles, terminé la préparation du prochain numéro de notre revue, TransLittérature, découvert le numéro des Cahiers de Charles V sur la traduction de la poésie (excellent !), allé faire un tour au premier Salon de la Traduction qui abritait une «Journée Mondiale de la Traduction» — aussi pompeusement nommée que lourdement ratée —, bref, on n'arrête plus. Autour des traductions, qui se dressaient naguère toutes seules au milieu d'un désert critique, voici que prolifère toute une jungle d'analyses, de commentaires, de théories.

Pas question de s'en plaindre : il y a, dans tout ce qui se dit et s'écrit sur le sujet, des trésors pour nous tous, débutants ou non. Cette fois, pourtant, je me sens un peu accablé.

Le danger, c'est moins l'abondance en elle-même que la violence qui déborde ici ou là, sous diverses formes, chez bien des «traductologues», et qui a de quoi faire fuir.

Je ne pense pas seulement aux forcenés genre Meschonnic, qui sont en fait les moins dangereux, tant l'outrance du ton les marginalise. Le mal est plus général. C'est l'obscurité, le jargon — cette façon de rejeter l'autre. C'est la théorie tournant sur elle-même comme une folle, quand elle n'est plus lestée, freinée par le concret.

Lu récemment sur épreuves les actes d'un colloque dédié à feu Antoine Berman. Intervenants et contributions de haut niveau, pour la plupart — et moi je me sentais étouffer devant la raideur doctrinale de la plupart, leur élitisme péremptoire. Moi qui n'appartiens pas à la mouvance Benjamin-Berman, qui ne prends pas systématiquement le parti de la langue-source aux dépens de la langue-cible, je me suis senti, page après page, méprisé, clochardisé, exclu.

Voilà ce que je reproche le plus aux littéralistes : leur manque d'humilité.

Sans doute y a t-il un littéraliste dans tout théoricien, et réciproquement. De fait, les grands noms de la traduction littéraliste n'ont pas beaucoup traduit — juste assez pour creuser les fondations de leurs édifices théoriques, et se donner de la vraisemblance. Berman lui-même, semble-t-il, aimait moins traduire que penser, moins faire l'amour aux textes que leur prendre le pouls.

J'éprouve pourtant devant lui autant d'estime que d'agacement ; il défend ses thèses avec un tel talent, elles tiennent si bien la route sur le papier que pour un peu leur échec partiel sur le terrain apparaîtrait comme un phénomène secondaire.

J'ai même éprouvé pour lui un commencement de sympathie, aux Assises de 1988, en découvrant soudain, tandis qu'il parlait des traductions de Freud, au lieu d'un seul Berman monolithique, deux personnages opposés : un théoricien pur et dur, soutenant la traduction (rationnelle jusqu'au délire) de Laplanche et consorts, et un simple amoureux du beau, du vrai, du vivant, gêné par tant d'horreur froide ; j'ai cru, l'espace d'un instant, qu'Antoine allait dire merde à Berman...

Ce qui est frappant, c'est que presque personne, parmi les praticiens que nous sommes, ne soutient les théories bermaniennes ; mais nous parlons de lui avec respect — et sans passion. Comme si au fond il ne faisait pas peur. Comme si nous l'avions d'ores et déjà mis à sa place, en reconnaissant dans son discours non pas la vérité, mais une vérité, toute relative, un pôle nécessaire, l'un des plateaux d'une grande balance qu'il a eu le seul tort, peut-être, de vouloir bloquer de son côté.

Pas toujours d'accord, dans le détail, avec le John Donne de Berman, son testament. Mais la splendeur lumineuse de ce livre me convainc à peu près, et nuance les jugements qui précèdent.

Une chose est sûre : le traducteur qui aura lu attentivement les impitoyables analyses du John Donne se sentira désormais visé, placé sous surveillance, comme un pilote dans l'avion duquel on vient d'installer la boîte noire.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°7 en mars 2004)