Lorsqu'en 1962 Jean-Jacques Pauvert publia l'un des classiques du roman érotique chinois, Rouputuan (La chair, tapis de prière) écrit au XVIIe siècle, attribué à un certain Li Yu et traduit par Pierre Klossowski, la France était une pétulante Marianne ayant pour duègne pudibonde l'épouse d'un vieux général. L'éditeur, prudemment, remplaça les mots désignant les organes sexuels par l'idéogramme chinois correspondant. Ce qui, tout compte fait, satisfit tout le monde : les lecteurs, évidemment réjouis par un dispositif qui donnait une force insolite aux mots interdits (je crois me souvenir qu'ils étaient imprimés en rouge !) tout en s'accordant à l'humour de l'œuvre ; les censeurs, qui dans leur éternelle et insondable bêtise, n'y virent que du feu ; et les ennemis de madame Censure, qui eurent là une excellente raison, une de plus, pour se payer sa fiole.
Plus tard, l'ordre moral a perdu un peu de sa virulence, dieux soient loués. En 1990 pourtant, les lecteurs français du Mathnawî de Rûmi, poème de 50 000 vers écrit en persan au XIIIe siècle, se frottent les yeux : la traductrice, Eva de Vitray-Meyerovitch, islamologue, chercheuse au CNRS, spécialiste incontestée du soufisme, convertie elle-même à l'Islam et alors âgée de quatre-vingts ans, heurtée par «certains vers qu'il semblait quelque peu osé de traduire en français», les a rendus, toute rougissante... en latin ! Ce qui donne, par exemple :
«Histoire de la servante qui avec un âne herae suae libidinem exercebat et eum tanquam caprum et ursam docuerat libidinem more humano exercere et veretro asini cucurbitam affligebat ne modum excederet. Sa maîtresse la découvrit...»
Mes souvenirs latins sont trop vagues pour que je traduise avec précision, mais on devine et c'est encore mieux quand c'est flou, merci madame.
Cela fut publié par les éditions du Rocher ; je mentionne l'éditeur par cruauté pure.
Traduire les noms d'organes sexuels ne m'a pas encore conduit, quant à moi, dans des galères aussi pittoresques. Mes auteurs sont plutôt pudiques, et le grec n'offre pas, autant que je sache, une grande variété en ce domaine. Le sexe féminin, dans la langue familière, c'est presque toujours mouni — ce qui donnerait mou nid en traduction homophonique, on aurait pu moins bien tomber. Je me souviens seulement que dans mon premier travail d'envergure, un roman de Phìlippos Dracodaïdis, la jupe d'une fille se relevait et l'on voyait son... son... Le terme employé n'était sans doute pas mouni. J'ai consulté l'anthologie de Marcel Béalu, La poésie érotique (Seghers), laquelle recense deux cents noms différents pour la chose. Je n'en ai trouvé aucun qui convienne. Pour finir, j'ai montré au lecteur français... un tralala. Choix qui s'est imposé sans discussion, quoique bizarre quand on y pense.
Tralala, dans ce sens précis, n'est attesté nulle part. Je l'ai choisi, je crois — c'est aujourd'hui seulement qu'il me semble commencer à comprendre —, non pas malgré cette absence de précédent, mais précisément à cause d'elle ! Il se pourrait même que mon tralala rejoigne à sa façon les idéogrammes de Pauvert. Et je vois mieux aussi, du même coup — tout cela est lié —, pourquoi le mouni a tant de noms chez nous. Mais pour en savoir plus, cher volkonaute, il faut aller voir le COUP DE LANGUE du mois, «La bête aux mille noms».
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°69 en juin 2009)