Après avoir longuement servi la France et commandé, entre autres, un régiment de zouaves, le colonel Godchot (1858- ?), l'heure de la retraite sonnant, quitta le sabre pour la plume. Le grand fait d'armes de cette seconde vie, le seul qu'ait retenu la Postérité, c'est l'Essai de traduction en vers français du «Cimetière marin» de Paul Valéry qu'il publia en 1933 et dont nous allons lire un extrait. Il envoya l'exercice au poète, avec une désarmante candeur : rien ne l'effrayait, surtout pas le ridicule. Mais le hardi colonel s'attaqua aussi à Rimbaud qu'il biographisa (de façon selon lui définitive), à Sénèque, Saint-Augustin et La Fontaine qu'il commenta, à Virgile qu'il traduisit, et il dirigea même une revue, Ma revue, dont on soupçonne qu'il fut l'unique rédacteur.
Pas moyen de mettre la main sur Ma revue, mais Chapitre.com vient de m'envoyer une autre pièce rare de l'opus godchotesque : sa Traduction en Vers Français des Bucoliques de Virgile. C'est un petit volume («IIIe édition, définitive») publié en 1936 à compte d'auteur, tiré à 510 exemplaires, où la traduction est accompagnée du texte latin, de gloses abondantes, d'une longue préface, de commentaires sur les traductions des concurrents avec exemples, d'un florilège de jugements sur la sienne incluant un échange de courriers avec un critique persifleur, et enfin d'une «Bucolique française» de son cru :
Pour mon bonheur, j'ai là, sous la verte chênaie,
Ma maisonnette blanche enclose d'une haie,
Refuge des oiseaux gazouillant leurs chansons
Pour égayer leurs nids cachés dans les buissons etc. etc.
Cucul-la-praline, d'accord. Pourtant, depuis que je lis le colonel, j'ai moins envie de me payer sa fiole. Ne dois-je pas voir un précurseur, un grand frère — quoique arrière-grand-père par l'âge —, dans ce retraité obscur et studieux, qui après avoir fait le zouave s'éclatait autrement, remplissant de ses écritures perso et de ses traductions une version pré-Internet de volkovitch.com, et noyant ses traductions dans une soupe commentatoire digne de mon Carnet du traducteur ? Sans doute, contrairement à lui, n'ai-je réécrit aucun de mes contemporains — pas encore —, mais ne vais-je pas rester dans les siècles à venir comme l'outrecuidant blaireau qui osa manquer de respect à Le Clézio ? à Bégaudeau ?
Voyons son «Cimetière marin». Valéry démarre ainsi :
Ce toit tranquille où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux !...
Ce que Godchot rectifie comme suit :
Cette eau tranquille où glissent des colombes
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi d'aplomb apaise de ses feux
La mer, la mer toujours renouvelée.
Ah ! quel bonheur ! détendre ma pensée
Dans ce tableau calme comme les dieux !...
Fin du poème selon Valéry :
Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !
Et selon Godchot :
Le vent se lève !... Il faut vivre ma vie !
L'immensité remplit ma poésie !
Le flot se brise en poudre sur les rocs !
Envolez-vous dans les splendeurs, mes pages !
Et que la mer de ses joyeux tapages
Rompe l'eau calme où vont danser les focs.
Admirateur de Valéry, Godchot est pourtant gêné par ses obscurités. Pouvoirs de la poésie ! Les audaces du poète effarouchant l'intrépide soldat ! L'objectif de l'adaptateur est de donner du texte une version claire et accessible. Claire, sa stratégie l'est sans aucun doute : elle consiste à bombarder tout ce qui dépasse, à savoir les belles métaphores qui sont l'essentiel du poème, et de les remplacer, avec un sens infaillible du cliché, par de l'insipide et de l'uniforme. Les feux d'artifice deviennent pétards mouillés. Le sens lui-même en est parfois trahi. À preuve cette vague jaillissant des rocs, image si simple et pourtant si neuve, si frappante, qui lance avec vigueur l'«Envolez-vous» juste après, et que massacre le tâcheron galonné en la brisant, au bord du contresens. Un vrai cimetière en effet — même pas marrant. Soyons charitables, n'insistons pas et passons à Godchot traducteur de Virgile.
Retour au début du chant IV, dont on pourra lire d'autres traductions dans le CARNET DU TRADUCTEUR du mois dernier («Valéry, vers, Virgile»).
Élevons nos accents, ô Muses de Sicile !
Vergers et tamaris ne plaisent pas à tous !
Chantons les bois !... Consul, qu'ils soient dignes de vous !
Le dernier âge est là, prédit par la Sibylle.
De grands siècles revient un ordre plein d'espoir
Déjà Vierge et Saturne ont repris leur pouvoir.
Déjà des cieux descend une race nouvelle.
Veille sur son berceau, car au monde par elle
Naîtra la race d'or, fuira celle de fer.
Chaste Lucine !... Il règne, Apollon qui t'est cher !
Pollion, toi consul, l'âge ira vers la gloire
Et de mois merveilleux commencera l'histoire.
Toi chef, s'il reste encor trace de nos forfaits
Personne n'en craindra les durables effets.
Ce fils des Dieux saura la commune existence
Des héros et des Dieux qui verront sa présence !
Il régira le monde en paix par tes vertus.
La comparaison s'impose, naturellement, avec la version Valéry qui lui est de dix ans postérieure. L'ensemble est un peu plat, pas toujours très heureux sur le plan sonore («personne n'en»), pas toujours très clair (les trois derniers vers, moins obscurs chez Valéry pour une fois !), mais enfin, sur ce terrain-là du moins, le brave colonel n'est pas ridicule. Il a eu, comme Valéry, le courage de traduire toute l'œuvre vers par vers, avec des rimes en prime, certains vers ont de l'allure, bref, son travail manifeste un certain métier — d'autant qu'il a torché le boulot à une allure record : huit Bucoliques en trois semaines, nous avoue-t-il avec sa naïveté coutumière : «Quel démon m'a soudain saisi d'un bel enthousiasme !»
Ô mânes du colonel Godchot ! Si je finis par m'incliner devant vous, si je vous honore d'un petit coup de clairon, c'est qu'il m'est plutôt sympathique, ce fin lettré à l'ancienne, aux façons délicates, à la vanité attendrissante. La fréquentation de ce nain de jardin littéraire, à petites doses, fait du bien : sa taille menue de deuxième pompe fait ressortir celle des grands capitaines des Lettres, et vu du dôme de ses Invalides, celui du Panthéon paraît plus noble que jamais.
Surtout, lisant les gloses de Godchot, je découvre une Atlantide engloutie, un paradis perdu, où l'on traduisait en vers à tour de bras, de façon toute naturelle. L'actualité grouillait de Bucoliques en vers français, et l'on jetait aux traductions en prose le regard compatissant que pour la plupart elles appellent.
Aujourd'hui, violente régression : cracher sur les traductions en vers devient très tendance ; l'art du vers périclite ; le vers est devenu pour nous tous, ou presque, une langue étrangère, que nombre de comédiens bafouillent comme des Wisigoths. C'est le pédagogue en moi qui s'en désole au premier chef : lire le vers, écrire le vers, c'est s'aiguiser l'oreille, c'est acquérir la conscience et la maîtrise du rythme, de la musique — de l'essentiel. Trop souvent, je me bats en vain pour en convaincre mes apprentis traducteurs. L'époque ne m'aide pas, au contraire.
Cela changera peut-être :
Ils reviendront, les dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours...
Merci de me consoler, ami Nerval ! Mais pour l'instant, comme tu le dis toi-même :
Cependant la Sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin
Et rien n'a dérangé le sévère portique.
Le verrai-je, ce retour du vers ? Ou cela se fera-t-il sans moi, dans soixante-dix ans, tandis qu'un obscur Godchovitch, en quelques lignes désinvoltes, saluera mon amour des vers, après s'être gentiment foutu de ma gueule ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°67 en avril 2009)