VALÉRY, VERS, VIRGILE


Sicelides Musae paulo maiora canamus

non omnis arbusta iuuant humilesque muricae

si canimus siluas siluae sint consule dignae

Ultima Cumaei uenit iam carminis aetas

magnus ab integro sacelorum nascitur ordo

Iam redit et Virgo redeunt Saturnia regna

iam noua progenies caelo demittitur alto.

Tu modo nascenti puero quo ferrea primum

desinet ac toto surget gens aurea mundo

casta faue Lucina tuus iam regnat Apollo

Teque adeo decus hoc aeui te consule inhibit

Pollio et incipient magni procedere menses

te duce Si qua manent sceleris uestigia nostri

inrita perpetua soluent formidine terras

Ille deum uitam accipiet diuisque uidebit

permixtos heroas et ipse uidetur illis

pacatumque reget patriis uirtutibus orbem



C'est l'un des morceaux de bravoure des Bucoliques de Virgile : le début du chant IV.

Ça commence mal : malgré mes dix ans de versions latines, je n'y comprends presque plus rien. Plus grave encore : je n'entends rien. Mes profs n'ont jamais été fichus de me dire clairement comment les Latins prononçaient leur langue. Nous traduisions comme des sourds, nous n'avons jamais chanté le latin ; rien de tel pour rester en dehors d'une langue et l'oublier vite.

On nous parlait tout de même des syllabes longues et brèves, de l'alternance des dactyles (— vv) et spondées (— —), on nous exerçait à scander, mais mon oreille — là, c'est ma faute à moi — n'a jamais réellement pu s'y faire.

J'éprouve tout de même un certain plaisir à recopier ce latin obscur, tel que je le trouve dans mon petit volume rouge brique des Belles-Lettres, au plus près de la graphie originelle, sans les v (écrits u) ni les j (écrits i), et pour faire bon poids je vire aussi la ponctuation, puisque apparemment elle est venue bien plus tard. Tout en rajoutant une louche d'obscurité, cela rapproche de nous le poème en lui donnant une touche de modernité, un petit look Apollinaire.

Avant même de lire la traduction, le peu que je comprends me permet d'éprouver un certain plaisir qui tient à la liberté dans l'ordre des mots, à ces grands écarts entre des mots que la syntaxe rapproche, ces longs suspens, ces arches majestueuses, pacatumque reget patriis uirtutibus orbem, pacatum trouvant enfin son orbem, qui donnent à la phrase latine, en poésie surtout, des allures d'arc de triomphe, de danse noble et de numéro de trapèze volant.

Amateurs de confrontations, que je comprends et félicite, allez frapper de ma part à l'adresse suivante : gelahn.asso.fr/age38.html. Vous y trouverez un autre passage du même chant (pardon : de la même églogue) dans quinze traductions françaises — et encore, elles n'y sont pas toutes —, publiées entre 1582 et 1993. Huit sont en prose et sept en vers. En vedette, celle de Marcel Pagnol, datant de 1958, en vers.

Mon propos cette fois-ci est autre : dans le cadre de mon trip Valéry, je voudrais me pencher sur sa célèbre version des Bucoliques. Si je donne maintenant la version Budé Belles-Lettres, due à un certain E. de Saint-Denis, c'est avant tout pour donner une idée du sens :


Muses de Sicile, élevons un peu le sujet de nos chants ; tous n'aiment pas les vergers et les humbles tamaris ; si nous chantons les bois, que les bois soient dignes d'un consul.

Le voici venu, le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes ; la grande série des siècles recommence. Voici que revient aussi la Vierge, que revient le règne de Saturne ; voici qu'une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel. Daigne seulement, chaste Lucine, favoriser la naissance de l'enfant qui verra, pour commencer, disparaître la race de fer, et se lever, sur le monde entier, la race d'or ; voici le règne de ton frère Apollon. C'est précisément sous ton consulat, oui, sous le tien, Pollion, que cette ère glorieuse débutera, et la Grande Année fera ses premiers pas sous tes ordres. S'il demeure quelque trace de notre scélératesse, leur impuissance affranchira la terre d'une incessante terreur. Cet enfant aura part à la vie des dieux ; il verra les héros mêlés aux divinités, on le verra lui-même parmi elles, et il gouvernera le monde pacifié par les vertus de son père.


Et maintenant, Paul Valéry :


Haussons un peu le ton, ô Muses de Sicile...

À tous ne convient pas l'hommage d'humbles plantes :

Célébrons les forêts, mais dignes d'un consul.


Voici finir le temps marqué par la Sibylle.

Un âge tout nouveau, un grand âge va naître ;

La Vierge nous revient, et les lois de Saturne,

Et le ciel nous envoie une race nouvelle.

Bénis, chaste Lucine, un enfant près de naître

Qui doit l'âge de fer changer en âge d'or ;

Ton Apollon déjà règne à présent sur nous.

Toi consul, Pollion, cette gloire s'annonce ;

Sous ton autorité va naître un siècle auguste,

Et s'il subsiste encor des traces de nos crimes,

La terreur jamais plus n'accablera le monde.

Vivant pareil aux dieux, cet enfant les verra,

Ces dieux et ces héros qui le verront lui-même,

Lui, souverain d'un monde apaisé par son père.


Ne comparons pas trop les deux versions, qui n'ont pas les mêmes visées. Remarquons simplement qu'elles sont contemporaines, publiées en 1942 et 1944 respectivement, ce qui fait de la version Valéry une espèce de réponse du berger à la bergère. Tout les sépare : d'un côté la prose, l'explicitation détaillée ; de l'autre, la concision, la poésie. Mot-à-mot contre vers-à-vers.

L'ordinateur facilite les comptages précis. Le texte de Virgile : 696 signes. Saint-Denis : 1073. Valéry : 771, exploit quasiment sportif, quand on connaît la densité du latin. Parmi toutes les traductions en présence, celle de Valéry est la seule à tenir la cadence de l'original : même nombre de vers d'un bout à l'autre de l'œuvre !

Autre remarque immédiate : Valéry a choisi des vers non rimés. Ce qui pourrait passer pour une reculade face à la nécessité me paraît être une vertu : cette disposition très inhabituelle évite de franciser à l'excès le poème, lui conservant une légère saveur étrangère.

Reste à voir ce qu'il faut sacrifier pour faire entrer Virgile dans ce moule de l'alexandrin français.

Certains détails sont omis : les vergers et les humbles tamaris se concentrent en «d'humbles plantes» ; la «série des siècles» se réduit à un «âge» ; les répétitions solennelles de «uenit» et «iam» passent à l'as — compensées, il est vrai, v.5, par celle d'»âge», et aussi, v.6-7, par celle de «et». Inversement, Valéry est parfois obligé de combler un vide par un rajout : le «tout» de «tout nouveau», le «lui» du vers final.

La syntaxe se fait elliptique parfois, mais de façon légère, élégante, et assez latine. Le calque de l'ablatif absolu latin, comme dans «Toi consul», est une tournure qu'on trouve même en prose chez de bons auteurs, et j'aime aussi beaucoup «mais dignes».

Ce que Valéry perd, comme tous ses compagnons d'aventure, c'est le jeu dans l'ordre des mots. Voir par exemple le «faue» de Virgile, si longuement, si délicieusement attendu, remplacé par «bénis» tout au début de la phrase. Seul Pierre Klossowski, dans sa traduction de l'Énéide, a tenté de faire courir notre langue après le latin, et sa version ne manque pas d'allure, mais la dimension picturale ainsi acquise l'est au détriment de l'essentiel : la respiration, le rythme, la musique, si merveilleusement retrouvées par Valéry.

Ici tout coule de source, tout semble facile. Je ne pensais pas avoir si peu de chose à signaler. Fallait-il qu'il soit fort, Valéry, pour nous faire oublier ainsi son tour de force. Ceux qui souhaiteraient d'autres commentaires les trouveront dans un Folio bilingue proposant les Bucoliques de Valéry avec une longue étude de sa traduction par lui-même, plus les Géorgiques de l'abbé Delille, plus une préface de Florence Dupont qui sait tout sur les Latins.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°66 en mars 2009)