MORSURE ET MORT SÛRE


Arfuyen me commande l'intégrale du recueil de Kiki Dimoula, Mon dernier corps. Ce que j'en ai publié il y a bientôt quinze ans, dans mes Cahiers grecs, était un choix ; j'avais alors éliminé, je crois bien, les poèmes où les jeux sur les mots me semblaient les plus intraduisibles. Aujourd'hui je me lance avec autant d'appréhension que de gourmandise : il va y avoir du sport.

Le poème intitulé Σημεία των καρπών [Simìa ton' karpon'] commence très fort par un titre à double fond : le sens («signes des fruits») ne s'éclaire que par référence à l'expression Σημεία των καιρών [Simìa ton' kairon'] («signes des temps»). L'expression réapparaît dans le courant du poème : nous sommes en été, à la campagne, où la chaleur et les fruits rappellent à la poétesse les étés d'autrefois et son père disparu. La lumière mord les fruits, qu'ils soient mûrs ou non, et c'est là que se placent les fameux signes, qui sont plutôt, apparemment, des marques laissées par les dents de la lumière sur les fruits.

«Marques des fruits» ? Pas clair. «Marques sur les fruits» ? Tout à fait explicite, et non moins plat. «Marques du temps» ? Plus riche, mais dans les trois cas le double sens disparaît. Où trouver en français une expression qui s'applique à la fois aux fruits et aux ravages du temps ? Envie de recourir à un autre jeu de mots : le titre serait «Morsures», et «marques sur les fruits» deviendrait «morsure du temps» — mais le lecteur entendra-t-il, derrière la morsure, cette mort sûre que j'essaie de lui fourguer subliminalement ? Et puis suis-je vraiment tenu de faire un sort à tous les jeux verbaux ? D'autres m'attendent, plus essentiels.

Quelques vers plus bas, voici le passage terrible. Un casse-tête par ligne.

Il est question d'un grand amour («entre œil et clarté de la vision») qui meurt.

Θέρος θερισμός [thèros, therismos]. Θέρος : l'été, le temps de la moisson. Θερισμός : la moisson, le fait de faucher, et l'on doit comprendre que le faucheur ici, c'est la mort. Je dois traduire ici non seulement du sens (trois images : l'été, la faux, la mort), mais la façon dont le sens est introduit, par double-sens et glissement sournois. Il me faut donc un mot à double sens quelque part, et ce sera «été» (saison + verbe être au participe passé). Ce qui peut donner, par exemple : «L'été, avoir été, vie fauchée». Il m'aura fallu trois éléments au lieu de deux.

...δεμάτια φως, δεμάτια τα μάτια... [demàtia ta màtia]... Soit : «Gerbes de lumière, gerbes les yeux.» Toujours l'image de la moisson. Encore un écho très sonore, qui lui aussi m'oblige à rajouter un élément : «gerbes de lumière et gerbes d'yeux, adieu».

...φορτώνονται σε κάρα, άρα... [se kàra, àra]... Soit : «sont chargées sur des chariots, donc...» Le vers suivant étant : «je ne te reverrai plus». Ici, je pourrais à la rigueur me contenter de répéter [char] dans «chargées sur des chariots», par exemple. Mais l'effet est si brutal en grec qu'il fait en remettre une couche et redoubler le son à la fin : «chargées sur des chars, car...»

Jusqu'ici j'ai eu de la chance avec mon été, mon yeux/adieu et mon char/car. Mais ce n'est pas fini ! Pendant trois vers encore, le mot qui veut dire «donc», prononcé [àra], va susciter une traînée d'échos. Ce «donc» est «le fruit lourd d'un raisonnement», puis une «lourde barre» fermant la porte à toute autre interprétation. La barre m'est donnée sur un plateau, encore une chance, mais le fait d'avoir dû choisir «car» à la place de «donc» me complique les choses : «car» n'est plus le fruit du raisonnement, mais une simple articulation logique. Il devient donc, faute de mieux, le «fruit lourd de la causalité» — et pas moyen de dire ça en glissant [car] ou ne serait-ce que [ar]. Il faut donc, là aussi, rajouter. «Car» sera donc «sans écart», c'est-à-dire fruit d'une nécessité dont on ne peut s'écarter. Est-ce vraiment évident ?

On a fait ce qu'on a pu pour sauver la plupart des meubles.

Voici donc une version possible de ce début de poème :



MORSURES DU TEMPS


À la mémoire de mon père


Mi-juillet

midi sur le Péloponnèse.

Lumière armée de lumière

à cheval sur la toute-puissance.

L'ombre, l'ombreux et l'ombragé

légende en trois feuillets, amie de la fatigue

portraits de feuilles et de feuillages,

pourchassés par la lumière

— je veux ton ombre sur un plateau —

pourchassés jusqu'au point

où le grand amour entre œil et netteté

va mourir

pourchassé

— le grand amour meurt.

L'été, avoir été, vie fauchée,

gerbes de lumière et gerbes d'yeux, adieu,

chargées sur des chars, car

je ne te reverrai plus.

Même sur ce car

sans écart, fruit lourd de la causalité

lourde barre fermant tout autre sens

— je ne te reverrai plus —

la lumière se pose.

L'éclat plante les dents partout,

dans ce qui doit mûrir comme dans

ce qui doit rester vert,

morsure du temps.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°65 en février 2009)