DROITS HUMAINS


Le 10 décembre 1948, un an jour pour jour après moi, naissait la Déclaration des... Allons bon, je ne sais plus comment les appeler. Avant, c'étaient les Droits de l'homme, mais depuis quelque temps mon cher Amnesty International, qui les défend mieux que personne, ne les connaît plus que sous le nom de «droits humains». En ce soixantième anniversaire la confusion est générale. Partisans et adversaires du nouveau nom s'étripent autour du gâteau. J'avoue que de mon côté j'ai plutôt fait de la résistance avant d'être convaincu par les forces de progrès.

L'argument principal vient des féministes : droits de l'homme ? Et la femme alors ? Il est vrai qu'en découvrant l'expression ancienne, un Moldave ou un Papou, ignorant tout de notre culture et des étrangetés de notre idiome, pourrait croire que dans nos contrées seul le mâle a des droits. Il faut changer cela. Supprimer d'abord ce IL générique englobant Il et Elle, puis réécrire toute la littérature passée, que cesse enfin l'odieuse des discriminations sexiste. On lira de Saint-Exupéry Terre des humains. Jules Romains sera l'auteur des Humains de bonne volonté. Au cinéma on verra Tant qu'il y aura des humains, que certains pays francophones appelleront Tant qu'il y aura des hommes et des femmes, d'autres Tant qu'il y aura des femmes et des hommes, à quoi d'autres encore ajouteront les enfants. Notre Panthéon accueillera les Grands Humains. Après avoir ainsi épuré la langue, on sera dispensé d'agir concrètement pour l'égalité des sexes.

J'objectais naïvement jusqu'ici un argument facile : «droits humains», en français, ça ne veut rien dire de précis, ça pue le calque de l'anglais, la mauvaise traduction paresseuse de débutant. Justement, me répond-on : nous vivons désormais dans le Village Global, notre langue véhiculaire est le français médiatique, la langue des journalistes, fortement influencée par l'anglais, et il est bon par conséquent que peu à peu, mais le plus tôt sera le mieux, le français s'aligne sur la langue dominante : Human rights et Droits humains, même combat ! Certains proposent même, avec sagesse, que le français adopte l'inversion et que nous luttions donc pour les «humains droits», afin de mieux faire front commun — sorry, commun front.

Tel est l'argument-massue qui a fini par balayer mes défenses : «Droits humains», c'est plus moderne. Entièrement d'accord. J'entends bien certains vieux birbes chevroter que les Droits de l'homme ont une histoire, que l'expression au fil des ans s'est entourée d'une aura qui la rend plus respectable encore et presque sacrée ; il y aura même des enculeurs de mouches pour comparer la force, la rondeur, la belle résonance de la finale en [om] et la mesquine laideur coincée du [ain] terminal, et se marrer bêtement en écoutant Hugues Aufray chanter «que la couleur fait pas l'humain-in-in...» ; des pinailleurs de grammaire feront remarquer que le passage du nom (l'homme) à l'adjectif (humain) n'est pas innocent, qu'il opère une subtile dépersonnalisation, une perte de poids, de substance, de visibilité, d'autorité... Oui, c'est vrai : les Droits de l'homme sont taillés dans le bois et les droits humains fondus dans le plastique. Et alors ? Les droits en question sont une vieille chose du passé, honorée d'un respect de façade, mais qui désormais détone comme un beau vieux fauteuil dans un salon moderne, et qu'il convient de pousser vers la cave en douceur. (Ne brusquons pas les vieux, ils sont nombreux et votent encore.) Les «droits humains» sont un habile premier pas vers l'euthanasie.

Au fait, celui qui nous sert de président, savez-vous laquelle des deux expressions il préfère ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°64 en janvier 2009)