Samuel Taylor Coleridge, l'un des très grands romantiques anglais, reste mal connu chez nous. Le fait que son œuvre-phare, The Rhyme of the Ancient Mariner, soit si difficile à traduire a sûrement joué son rôle. Une recherche pourtant sommaire sur Internet m'apprend, ô surprise, que depuis la parution de l'œuvre en 1798, une bonne douzaine d'audacieux au moins se sont embarqués dans l'aventure : donner un visage français à ce long poème halluciné. Il est pour eux tantôt une chanson, tantôt une ballade, tantôt un dit. Son héros est un Vieux Marin pour tout le monde, sauf dans un Dit de l'ancien marinier de 1920 qui, vu le titre, ne doit pas être piqué des vers.
Ces traducteurs, qui sont-ils ? De dignes professeurs : Alfred Barbeau au début du siècle, Germain d'Hangest ou Georges Guibillon dans les années 40, mais aussi des écrivains comme Alfred Jarry en personne, dont la traduction "libre et rimée" vient d'être jouée à Paris, Valéry Larbaud himself et le poète-éditeur Guy Lévis Mano.
La plupart de ces versions sont totalement épuisées, ou perdues dans des éditions de luxe inabordables. J'ai à ma disposition cinq traductions : quatre dans ma bibliothèque et une copiée sur Internet.
Tirées du début de ce récit versifié de 658 vers, voici quatre strophes choisies pour le défi qu'elles représentent — la première surtout, avec son rythme balancé, ses rimes intérieures, ses allitérations obsédantes. J'attends aussi les confrères au tournant de la deuxième strophe, avec son coup de théâtre rythmique : l'accent tombant sur la toute première syllabe, après une strophe ultra-régulière, geste sonore frappant qui aide à voir la tombée des voiles.
The fair breeze blew, the white foam flew,
The furrow follow'd free :
We were the first that ever burst
Into that silent Sea.
Down dropt the breeze, the Sails dropt down,
'Twas sad as sad could be
And we did speak only to break
The silence of the Sea
All in a hot and copper sky
The bloody Sun at noon,
Right up above the mast did stand,
No bigger than the Moon.
Day after day, day after day,
We stuck, nor breath nor motion,
As idle as a painted Ship
Upon a painted Ocean.
La chanson du vieux marin d'Auguste Barbier, parue en 1877, est à ma connaissance la première tentative, et la seule du XIXe siècle. Autre raison de s'étonner.
Ce bon vent soufflait, la blanche écume volait, et le navire libre formait un long sillage derrière lui. Nous étions les premiers qui eussent navigué dans cette mer silencieuse.
Soudain la brise tomba, les voiles tombèrent avec elle. Alors notre état fut aussi triste que possible. Nos paroles seules rompaient le silence de la mer.
Dans un ciel chaud et tout d'airain, le soleil apparaissait comme ensanglanté, et planait, à l'heure de midi, juste au-dessus des mâts, pas plus large que la lune.
Durant bien des jours nous demeurâmes là, sans brise ni mouvement, tels qu'un vaisseau peint sur une mer en peinture.
Ce qui étonne aussi, c'est que Barbier, poète connu à son époque, rimailleur prolifique, ait oublié son aisance technique au point de livrer cette version en prose laborieuse, avec ses platitudes, ses lenteurs pataudes. L'effet rythmique de la strophe 2 est repéré, mais rendu lourdement par un "soudain" explicatif et dilué pour finir par un "avec elle" oiseux..
Un exemple de correction imbécile : le soleil chez Coleridge est au-dessus du mât (du mât au pied duquel on se trouve), on le voit posé comme un point sur un i, image saisissante. Barbier se dit, plein de bon sens, que ce bateau ayant sûrement plus d'un mât, il convient de mettre un pluriel : "au-dessus des mâts"... Du coup, on quitte le bateau pour l'observer de loin, l'image perd sa force visuelle.
Un bon point tout de même : le traducteur conserve les répétitions — enfin, une fois sur deux.
N'empêche : on rêve à ce qu'aurait pu faire à sa place le Victor Hugo virtuosissime des Orientales, s'il avait daigné traduire, et s'il avait travaillé davantage son anglais — quitte à faire un peu moins de latin...
Henri Parisot publie Le Dit du Vieux Marin chez José Corti en 1947. Période faste puisque quatre traductions sortent alors en trois ans !
La belle brise soufflait, la blanche écume volait,
Notre sillage librement se déroulait ;
Nous étions les premiers qui eussent forcé l'accès
De cette mer silencieuse.
Puis la brise tomba, s'affaissèrent les voiles,
Nous fûmes plongés dans la plus grande tristesse ;
Et nous ne parlions plus que pour rompre
Le silence de la mer !
Au fond d'un ciel ardent de cuivre,
Le Soleil, à midi, sanglant,
Se dressait juste à l'aplomb du mât,
Pas plus gros que la Lune.
Des jours et des jours, des jours et des jours,
Nous restâmes figés, sans un souffle, sans un mouvement,
Immobiles autant qu'un vaisseau en peinture
Sur un océan peint.
Parisot est l'une des stars parmi les traducteurs de l'époque. On admire notamment ses traductions de Lewis Carroll, pleines d'acrobatiques transpositions de jeux de mots. Ici, refusant d'adopter un rythme fixe, restant au plus près du texte, il réussit pourtant à swinguer un peu, dans la première strophe surtout. Son "forcer l'accès" est, parmi les versions en présence, le meilleur rendu de "burst" (verbe fort, signifiant ici "faire irruption", et qui a pour sens initial "exploser" !). Le vers "Nous restâmes figés, sans un souffle, sans un mouvement" aurait pu être allégé, mais l'ensemble a plutôt bonne allure.
Que s'est-il passé ? Pourquoi ce bouleversement total dans la nouvelle version Parisot, chez Aubier en 1975 ?
Étale, la brise soufflait, la blanche écume
Volait, à présent le sillage librement
Se déroulait ; nous étions les premiers qui eussent
Forcé l'accès de cette mer silencieuse.
Puis la brise tomba, les voiles faséièrent,
Nous fûmes plongés dans la plus noire tristesse ;
Et nous ne parlions plus qu'à seule fin de rompre
Le grand silence de la mer !
À son zénith, au fond d'un ardent ciel de cuivre,
Le Soleil, à midi, rouge comme le sang,
Se tenait suspendu juste à l'aplomb du mât,
Pas plus gros que la Lune.
Durant des jours et des jours, des jours et des jours,
Nous restâmes figés, sans un souffle, sans un
Mouvement, immobiles autant qu'en peinture
Un vaisseau figuré sur un océan peint.
J'ai mis un moment à comprendre : Parisot a tout simplement décidé, trente ans plus tard, de réécrire sa traduction en vers. Louable initiative ! L'ennui, c'est que ça ne se voit pas — ou plutôt, ça ne s'entend pas. il faut compter sur ses doigts pour retrouver des alexandrins dans cette bouillie pâteuse. Triste corps désarticulé... La strophe 1, désastre total : un chaos perpétuel, pas un seul vers qui balance, mis à part le dernier peut-être, mais de façon ternaire, donc peu maritime, avec sa coupe 4+4+4 — au prix d'une diérèse (silenci-euse) qui jure avec le ton simple et direct du texte anglais.
Dans la strophe 2, "faséièrent" est lourdement technique, la répétition de "dropt down" est jetée à l'eau, et le cadre des douze syllabes, trop lâche par moments, oblige à calfater grossièrement : d'emblée, "puis" gâche l'effet de surprise, et "grand" n'est qu'une pauvre cheville. La strophe 3 a bien meilleure figure, mais ensuite, patatras : une nouvelle boiterie avec "Durant des jours..., 7+5, et un grand geste enjambatoire ("sans un / mouvement"), particulièrement mal venu dans ce moment immobile, qui cassent tous deux l'ambiance une fois de plus.
Parisot I, avec ses vers libres, était plus également rythmé, plus proche du vers, que l'informe pensum versifié de Parisot II. Moralité : mieux vaut bien traduire des vers en prose que les bousiller en vers.
Je me console en regardant les images : les flamboyantes gravures de Gustave Doré sont reproduites en grand, superbes, dans cet album de la collection Voiles, chez Gallimard.
Le Dit du Vieux Marin de Bertrand Bellet, qui date de 2006, est accessible sur la Toile (geocities.com/tchitrec/ancientmariner), précédé d'une excellente introduction du même Bellet.
La brise soufflait, l'écume volait,
Le sillage allait librement ;
Nous étions les premiers à pénétrer
Dans ce silencieux océan.
Tomba la brise, les voiles tombèrent,
Il faisait un triste accablant ;
Et nous ne parlions plus que pour briser
Le silence de l'océan !
Dans un ciel brûlant qui semblait de cuivre,
Tout juste au-dessus de la hune,
Le Soleil sanglant perchait à midi,
Pas plus grand que ne l'est la Lune.
Et jour après jour, et jour après jour,
Nous restâmes encalminés ;
Aussi figés qu'un dessin de navire
Sur un océan dessiné.
Signe des temps : voici une nouvelle génération de traducteurs, plus attentifs aux formes et aux musiques. En 1986, déjà, la traduction de Jean-Louis Paul était, paraît-il, en octosyllabes rimés. Efim Etkind, apôtre de la traduction versifiée (voir son maître-livre, Un art en crise : la traduction poétique), ne s'est pas époumoné en vain.
Bellet adopte un schéma alterné régulier, 10/8/10/8, avec rime aux deux vers courts, très proche de l'original. Il parvient même à conserver parfois, dans la str. 1 par exemple, les rimes intérieures aux deux vers longs. Et le résultat, à mon goût du moins, tient la route.
La blancheur de l'écume disparaît, est-ce grave ? La mer devient océan, ce n'est pas plus mal et cela nous vaut ce beau vers, "Dans ce silencieux océan". La rime hune / lune, jolie trouvaille aussi.
"Tomba la brise" : ce n'est point français ! c'est du vilain mot-à-mot ! diront certains. De fait, je ne sais si du temps de nos pères un traducteur aurait pu écrire ça. Mais la langue s'est assouplie — les traducteurs littéralistes n'y sont sans doute pas étrangers —, ce qui permet au jeune homme de donner là un vers très efficace.
Je suis, en théorie, réticent face au rythme 5+5, qui se mélange mal aux cadences binaires. Ici, je dois reconnaître que cela fonctionne, au moins dans les vers dont les deux moitiés se répètent. Ce qui coince un peu, c'est surtout le 6+4 : "Et nous ne parlions plus que pour briser" marque une chute de tension. Le vers faseye. Il balance moins.
Autre menu problème : les vers courts. Le traducteur peine à remplir certains d'entre eux. Le français, qui l'eût cru, pourrait aller plus vite ici que l'anglais ! "Pas plus grand que ne l'est la lune", par exemple, est mou, c'est "Pas plus grand que la lune" qu'il nous faudrait. Ne pourrait-on pas, à titre exceptionnel, s'offrir une légère entorse ? D'autant qu'un vers rétréci pour décrire un soleil rapetissé, cela se défend.
"Il faisait un triste accablant" : aïe... Incroyable maladresse. "Pénétrer" me déplaît aussi, froid et guindé. Mais l'on pourrait sans doute, à l'intérieur du cadre imposé, trouver des formulations plus naturelles. L'essentiel, c'est que la preuve est faite une fois de plus : on peut traduire aussi les formes. Ici, enfin, on lit un poème français. Sans pour autant perdre de vue le poème original. Cette belle fidèle respire comme sa grande sœur anglaise.
Et voici le dernier navigateur en date, Jacques Darras, vieux loup de mer des mots, poète et traducteur bien connu. Sa Ballade du Vieux Marin a été publiée en 2007 en Poésie/Gallimard. Longue et très riche introduction par Darras lui-même.
Écume aux vagues, faveurs du vent,
Sillage libre derrière s'ouvrant,
Dans le silence de cette Mer
Nous avançâmes les tout premiers.
Tombé le vent, tombées les voiles,
Une infinie tristesse s'étend,
Nos bouches seules brisent en parlant
Le grand silence de l'Océan.
Dans la fusion de cuivre du ciel
L'astre sanglant tous les midis
Droit sur le mât vient se percher,
À peine plus grand qu'une grosse lune.
Jour après jour encalminés,
Ni voile ni vent de la journée,
Nous avions l'air d'un Vaisseau peint
Sur une toile peinte d'Océan.
Point commun entre les deux versions récentes : la présence d'un mètre régulier — ici, l'octosyllabe. Choix judicieux, de préférence à l'alexandrin trop solennel et surtout trop vaste, qu'on aurait du mal à remplir, et au décasyllabe pas assez balancé pour occuper seul le terrain (le 5+5 trop impair, le 4+6 trop sautillant).
Darras adopte en même temps une prosodie originale, du moins dans ce contexte : pour obtenir les huit syllabes, il faut élider certains e muets, comme dans la poésie populaire et les chansons. Enfin, certains seulement. Par exemple : À pein' plus grand qu'unE gross' lune.
Ce choix qu'on suppose dicté par des contraintes matérielles (le cadre imposé s'avère souvent trop étroit), me gêne un peu au départ, mais j'ai tort : il serait certes déplacé dans un texte plus classique, mais ici, pourquoi pas ? Ce poème archaïsant sur les bords n'a pas d'équivalent dans notre poésie de l'époque, ni dans la poésie anglaise de son temps autant que je sache, et cette étrangeté prosodique peut contribuer à souligner son statut poétique d'OVNI.
J'ai du mal, en revanche, avec les rimes erratiques de Darras. C'est gentil de chercher à rimer, mais là on sent trop l'effort, et les échecs. On passe continuellement de trop à trop peu. Les trois [an] de la str. 2 brisent la houle régulière, et la str. 3 juste après paraît pauvre.
Il y a aussi de bons moments. "Ni voile ni vent de la journée" compense habilement la perte du second "Jour après jour" et de certaines allitérations ailleurs. Tout cela n'est pas nul, le reste du poème me paraît globalement mieux traduit que ce passage, n'empêche que je ne suis pas convaincu.
Dans "faveurs du vent", je salue la trouvaille allitérative, mais avec le mot "faveurs" et son côté marquise, est-on vraiment chez Coleridge ? Même chose avec cet "astre" pompeux qui remplace un pur et simple "soleil", tout ça pour une jolie allitération, sans parler de "Dans la fusion de cuivre du ciel", formulation alambiquée, très éloignée de ce qui est en anglais un simple "ciel de cuivre brûlant". Autre gaucherie, que rien ne justifie : "Dans le silence de cette Mer / Nous avançâmes les tout premiers". Coleridge termine sa strophe sur la mer silencieuse, ce qui laisse résonner longuement ce silence, tout en suggérant l'immensité de la mer. Pourquoi intervertir, pourquoi rompre le charme, en terminant qui plus est par le vers en français le plus faible ?
Initiative intéressante : le passage au présent, str. 2 et 3, là aussi par nécessité (éviter les imparfaits, trop longs d'une syllabe), mais c'est la nécessité parfois qui amène les trouvailles. Celle-ci me choque d'abord, mais au fond pourquoi pas ? Tout le récit dans un présent intemporel, planant... Sacré coup de force, mais cela vaudrait la peine d'essayer... À condition toutefois de s'y installer, de ne pas alterner sans cesse et sans raison profonde. Ce yoyo temporel tourne le dos à la simplicité narrative de l'original, et nous laisse avec un vague mal de mer.
Non, ça ne m'amuse pas de flinguer. J'aurais voulu l'aimer davantage, ce Vieux Marin-là. Et je ressors de ce périple avec l'impression déprimante que la qualité de la traduction est inversement proportionnelle à celle du papier et des illustrations...
La meilleure version selon moi est sur Internet, même pas imprimée. De quoi se poser des questions — mais chaque chose en son temps.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°63 en décembre 2008)