ROSAIRE QUOTIDIEN


Mes bien chères sœurs, chers frères, ceci n'est pas une chronique religieuse, mais une action de grâces à l'intention de Pierre Assouline, dont le fameux blog, La république des livres (passouline.blog.lemonde.fr) accueille des discussions passionnées, et parfois hautement techniques, sur la traduction.

Témoin, dans le bestofe des commentaires d'internautes publié sous le titre Brèves de blog (Les arènes), cet échange concernant la nouvelle version française du Guépard de Lampedusa, par Jean-Paul Manganaro, venue concurrencer celle de Fanette Pézard, publiée il y a cinquante ans.

Le dénommé Israel ouvre le feu vers deux heures du matin, portant aux nues la nouvelle traduction, la jugeant «beaucoup plus précise». «Un écrivain, nous apprend l'internaute, se définit d'abord par la précision de sa vision du monde et la précision de ses mots». Exemple : l'expression «la recita quotidiana del rosario», devenue chez Pézard «le rosaire quotidien», est rendue plus justement par «la récitation quotidienne du rosaire» chez Manganaro, loué soit-il.

Israel nous apprend qu'il s'adonne lui-même à la traduction. (Moins traducteur que prof de version, sans doute.)

Une certaine Blanche, une heure plus tard, au milieu de la nuit, clame son désaccord. Dans le Guépard new look elle déplore le «lifting jeuniste du vocabulaire»; elle «ne [voit] pas en quoi ''le rosaire quotidien'' altère la pensée de l'auteur» ; elle approuve cette contraction du texte qui contribue à l'alléger.

Le lendemain matin peu avant dix heures, Stencil entre en scène. «Je ne crois pas que Lampedusa était spécialement léger», frappe-t-il. Pilonnant derechef, il accuse Blanche de «méconnaître l'aspect rythmique, musical de la littérature». Citant la phrase plus complètement : «la recita quotidiana del rosario era finita», il remarque : «La phrase tient par le son «r», répété quatre fois. C'est le minimum de respecter cette allitération essentielle en reproduisant dans la traduction le son «r» trois fois.» Et de conclure en nous conseillant Poétique du traduire, d'Henri Meschonnic.

Huit autres commentaires s'ajouteront dans les vingt-quatre heures qui suivent, dont celui de Christian selon qui Manganaro «parle très mal le français» et a pondu un texte «d'une grande pauvreté et d'une grande laideur».

Il y a d'abord de quoi être ravi : l'art de traduire, enflammer ainsi les esprits ! Mais j'avoue être en même temps un peu gêné. Devant des opinions si divisées, on a la tête qui tourne. J'ai eu beau mettre dans le résumé ci-dessus un brin d'ironie insidieuse, je suis sensible à tous les arguments successifs, et par conséquent déchiré. L'argument musical serait pour moi le plus convaincant. J'apprécie cette répétition des «r», ce roulement des grains sous les doigts, et il me paraît bon, a priori, que le traducteur fasse durer un peu lui aussi cette activité longue et sans doute fastidieuse — oui mais, l'allitération est-elle, à cet endroit précis, ce qu'il faut rendre en priorité ? Doit-on faire un sort à ce rosaire, ou vite glisser à des notations plus essentielles ? De même, s'il ne faut sûrement pas gommer la lourdeur d'un texte — à condition qu'elle soit voulue, qu'elle ait un sens, une fonction —, on ne peut pas jouer la lourdeur tout le temps, sous peine de plomber le texte ; il convient d'être lourd avec légèreté. Une chose est sûre : pour savoir qui des intervenautes précités a raison, il faudrait que je puisse lire la phrase entière, le paragraphe, la page, tout le livre peut-être... Le lecteur du blog n'est absolument pas en mesure de juger.

Autre motif de gêne : la référence à Meschonnic, théoricien pour moi éminemment injugeable. J'admire ses analyses d'une précision, d'une profondeur terrifiantes, parfois géniales, mais il nous les assène d'un ton si péremptoire, cassant et même cuistre, avec une telle violence, une telle absence de souplesse, que même quand il a raison j'ai l'impression qu'il a tort, et que ceux qui l'invoquent éveillent aussitôt en moi malaise et méfiance. Quel soulagement d'être un humble traducteur de grec — moderne qui plus est ! Jamais les Israel, les Stencil, les Meschonnic ne viendront m'espionner tandis que j'égrène mon chapelet de mots, mon petit rosaire quotidien.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°62 en novembre 2008)