QUAND COGNER ?


J'ai frappé fort, le mois dernier, sur les traducteurs en français du best-seller suédois Millenium. Des amis lecteurs de la chose, non-professionnels, m'ont approuvé : malgré le vif plaisir procuré par l'intrigue, la V.F. les a rebutés, eux aussi, par ses maladresses. N'empêche que cette affaire me pose un problème éthique : est-ce à moi, traducteur, d'attaquer mes confrères ?

Rien sur Millenium dans le dernier numéro de TransLittérature, quoi de plus normal : l'organe officiel de l'ATLF, principale association de traducteurs littéraires, ne saurait décemment démolir des confrères, a fortiori deux de ses membres. Mais moi, en tant que personne privée, dans l'espace confidentiel de mon site ? S'il s'agit d'un ami, j'avoue que je garderais le silence, et cela m'est arrivé plus d'une fois. On me comprendra j'espère. Mais si je ne connais pas l'accusé ? Dans le cas présent, j'ai hésité. J'ai d'abord entendu parler en moi l'esprit de corps, ce besoin de se serrer les coudes, de se protéger mutuellement contre les agressions de l'extérieur — d'autant que les compliments sont rares, que nos prouesses, le plus souvent, sont saluées par un silence profond, et qu'il serait par conséquent aussi cruel qu'injuste d'accueillir la moindre de nos défaillances par des bordées de cris de putois.

Oui, mais bientôt cette réaction m'a paru un peu courte. Est-ce vraiment défendre la profession que de protéger les négligents et les incompétents ? Pour inciter les traducteurs à donner le meilleur d'eux-mêmes, et les éditeurs à ne faire travailler que les meilleurs, ne faut-il pas que la critique soit possible, que chacun travaille sous cette salubre menace ? Les volées de bois vert font plus de bien, en l'occurrence, que les petits coups de langue de bois.

Évidemment, au lieu de me joindre à la meute des justiciers, conscient de ce que ma petite voix ne changera rien au concert, je pourrais tout aussi bien m'en laver les mains et laisser hurler les autres, puisque d'autres se chargent de faire le sale boulot. Mais prendre position ici est du même ordre que mettre les ordures dans la bonne poubelle ou aller voter : ce qui compte, ce n'est pas le résultat infime d'un geste dérisoire, mais l'effort pour être d'accord avec soi-même.

Nobles paroles assurément ; toutefois, réfléchissant davantage encore, je me demande comment je réagirais si le traducteur fautif était un inconnu, un débutant, et si le livre n'avait eu aucun succès. Je me tairais sans doute : le silence et l'oubli seraient le meilleur des châtiments. Mais ici les deux tâcherons sont des notables, connus et respectés, directeurs de collection s'il vous plaît, et leur pensum bâclé leur vaudra sûrement des génitoires en or massif. Voilà surtout ce qui m'indigne : la richesse et la puissance confisquées par des incapables. Dans ces cas-là, je l'avoue, taper sur l'imposteur est plus qu'un devoir — un plaisir.

Volupté de vieil aigri, de prolo envieux ? Peut-être. J'assume. Ce cas précis mis à part, en tous cas, les joies du jeu de massacre sont pour moi vite gâchées. Je ne connais pas la traduction de Strette, de Paul Celan, par le poète André du Bouchet, mais la mise à mort sauvage et pinailleuse d'icelle par l'ultraviolent Henri Meschonnic («On appelle cela traduire Cela», in Pour la poétique II) m'a causé un profond malaise et plutôt donné envie de lire la victime. Je n'ai pas beaucoup d'estime pour les traductions (ou plutôt les versions d'agreg) molles et sèches de Pierre Nordon, mais la descente en flammes de l'une d'elles, oublié laquelle, par Patrick Reumaux, d'une cruauté qui puait le règlement de comptes personnel, m'a profondément choqué. Reumaux, jouer les justiciers ? Quand il entreprend de traduire Des voix sous les pierres, superbes poèmes d'Edgar Lee Masters, bon, ce n'est pas nul, mais heureusement que l'édition est bilingue pour qu'on ait un peu de poésie...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°60 en septembre 2008)