LE DIXIÈME LECTEUR


Je dois être le dernier informé ! La traduction française du best seller suédois Millenium s'est faite épingler avec violence, il y a quelques semaines, par le critique et traducteur Jacques Drillon. Les exemples que donne Drillon sont troublants, hélas : il semble bien que le tandem de traducteurs ait salopé le boulot. Voyons par nous-même.

J'achète le premier tome et j'ouvre au hasard.

«Palmgren était un mélange étrange de juriste et de travailleur social de la vieille école. À ses débuts, il avait été délégué à la Commission des Affaires sociales et il avait consacré presque toute sa vie à manier des gamins difficiles. Un respect à contrecœur, à la limite de l'amitié, s'était établi entre l'avocat et sa protégée incomparablement la plus difficile.» (p.170)

Pas d'erreurs, semble-t-il. Juste un enfilage de lourdeurs. De... de... de... il avait... il avait... à... à..., répétitions injustifiées, parfaitement évitables pour la plupart. Un bizarre «respect à contrecœur», alors que «contraint» eût fait l'affaire... un curieux maniement de gamins (le suédois est-il lui aussi bizarre en cet endroit ?)... un «incomparablement» qui pèse des tonnes, là où l'on pouvait dire, par exemple, «sa protégée, de loin la plus difficile»...

Six lignes plus bas :

«Il n'avait pas ouvert la porte, alors qu'elle entendait des bruits dans l'appartement, et elle était entrée en escaladant une gouttière jusqu'au balcon du deuxième étage.»

Là non plus, rien de vraiment scandaleux, rien qui puisse gêner un lecteur pressé obnubilé par l'intrigue, mais comme ça traîne ! Moi, lisant ça, je souffre, j'arrive au balcon épuisé. On aurait pu écrire, par exemple :

«Comme il n'ouvrait pas, alors qu'il y avait du bruit dans l'appartement, elle était entrée par le balcon en escaladant une gouttière.»

34 syllabes au lieu de 43, le texte amaigri de 20%, soudain plus vif, plus énergique. Ce qui implique de virer quelques détails inutiles, de retravailler s'il le faut, sans fétichisme paralysant, le texte d'un bon raconteur d'histoires un peu pressé dans l'écriture lui aussi. Mais entre nous, n'est-ce pas là le B, A, BA du métier ? Le traducteur n'est-il pas, plus souvent qu'il n'ose l'admettre, un rewriter ?

Le grand fautif dans l'affaire Millenium, c'est l'éditeur bien sûr, qui n'a pas laissé aux deux forçats le temps de se relire et de se réécrire, et qui surtout n'a pas jugé utile de payer quelqu'un pour nettoyer derrière eux. Mais pas question non plus de dédouaner les traducteurs. L'urgence a bon dos : Jean-François Ménard, traducteur des Harry Potter, soumis à des cadences plus infernales encore sans doute, a su remettre une copie digne d'éloges, soignée, voire inspirée. Parmi les bourdes milléniennes relevées par le bilieux Drillon, il en est qu'on ne doit pas commettre, même par inadvertance, quand on a des années d'expérience ou un minimum de sensibilité. Il est des choses qu'on ne doit pas laisser imprimer, si l'on respecte son lecteur et soi-même.

Calme-toi, diront certains. Sois réaliste. Pourquoi l'éditeur se serait-il offert un correcteur, cette fantaisie ruineuse (on paie ces gens-là presque autant qu'une femme de ménage !), alors que même plombé par sa version obèse, Millenium galope en tête des ventes ? Pourquoi le traducteur se tuerait-il à lécher sa prose, alors que nombre de ses lecteurs, sur la Toile, affirment avoir lu le bouquin sans se soucier si c'est bien écrit ou non ? (Ce qui ne doit pas nous étonner, vu la façon dont certains manient leur langue.) D'accord, neuf lecteurs sur dix se foutent complètement de nos efforts, ou croient s'en foutre. Mais c'est le dixième lecteur qui compte. Les neuf autres sont nos clients, le gagne-pain de la pute. Alors que le dixième, je l'aime, c'est pour son plaisir que je me défonce, et rien n'est assez beau pour lui.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°59 en août 2008)