Lorsque en 1985 j'ai demandé à Nathalie Sarraute, alors traduite dans une vingtaine de langues, si ses traducteurs lui posaient des questions, elle m'a répondu que non, sauf deux d'entre eux — sans doute les deux meilleurs, comme par hasard : l'Anglaise Barbara Wright et l'Allemand Elmar Tophoven.
Tophoven a traduit presque toute l'œuvre de Sarraute, en vingt-cinq ans de compagnonnage.
«Tout se passait au cours de nos rencontres. Il y avait plusieurs séances de travail pour chaque livre. Elmar venait chez moi, me lisait sa traduction et moi je suivais sur le texte français. Nous lisions ainsi tout le livre, sans passer un mot. (...) Il était tellement consciencieux, tellement passionné...»
Les traducteurs de ma génération, ces privilégiés, ont eu pour parents une mère appelée Laure et un père du nom d'Elmar. Car non content de mettre en allemand Beckett, Sarraute, Simon, Robbe-Grillet et bien d'autres, Top, comme on l'appelait affectueusement, fut en même temps un pionnier, un précurseur, un formateur génial. Cet Allemand qui vivait et enseignait à Paris créa le premier lieu d'accueil pour traducteurs littéraires, à Straelen en Allemagne, modèle de notre collège d'Arles, et inventa une pratique nouvelle, la traduction transparente. L'idée fixe de ce visionnaire : la transmission de son savoir. Il rêvait de garder la trace de tous les problèmes qu'il rencontrait et des solutions qu'il leur trouvait, ce qui l'amenait à noircir des milliers de fiches. L'arrivée de l'ordinateur fut pour lui une révolution : laissant tomber les fiches, il put caser toutes ses versions préparatoires sur disque dur et se fabriqua un système permettant de les voir ensemble sur l'écran, accompagnées de commentaires.
Le problème, évidemment, c'est qu'une telle masse d'informations superposées finissait par rendre la transparence un peu opaque... Il aurait sans doute fallu, au milieu de cette jungle, aménager des voies d'accès, des raccourcis. Peut-être l'a-t-il fait ? Je l'ignore, n'ayant pas eu le temps de fréquenter le grand homme, mort trop tôt lui aussi. Nous n'avons eu qu'une seule rencontre. Il n'était plus tout jeune et un cancer douloureux le rongeait, mais apprenant que je partageais sa passion de transmettre, il m'invita chez lui pour m'exposer en détail sa méthode. La séance dura deux bonnes heures face à l'écran. J'ai su plus tard que beaucoup d'autres apprentis étaient passés là avant moi. En repartant, sur le pas de la porte, devinant quel effort cette leçon lui avait coûté, je tentai de lui dire ma gratitude. Ne me remerciez pas ! fit-il avec un discret sourire. Il s'agit de transmettre la petite flamme...
Et la porte s'est refermée. Je ne l'ai jamais revu, le cancer n'a pas traîné. Je suis resté avec cette image : le vieil homme au visage fatigué, la petite flamme brillant dans ses yeux.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°58 en juillet 2008)