J'ai beau dire, mes profs m'ont marqué. Ils m'accompagnent encore. Quand je traduis, de façon plus ou moins consciente, je sens la présence de l'un au moins d'entre eux qui s'apprête à me lire, à relever mes fautes ou ce qu'il croit en être, à pinailler sur le moindre mot, à m'inonder de gloses érudites prouvant mon incurable insuffisance. À vrai dire ce lecteur féroce n'a pas de visage précis ; il peut ressembler à mon bourreau principal, ce petit adjudant à la retraite qui m'enseignait le français juste avant 68, mais par moments ce serait plutôt un rival universitaire et jaloux, ou un vieux Grec lettré francophone, ou un jeune surdoué arrogant. J'ai croisé il y a vingt ans, quelques secondes, lors d'une signature, un petit jeune homme à la voix haut perchée qui semblait prodigieusement content de lui, et depuis lors la voix moqueuse de l'inconnu, de temps en temps, revient me tourner autour. L'acte de traduire, loin d'être solitaire, a dès le début pris pour moi la forme d'un perpétuel dialogue, d'une escrime de chaque instant. Sommé de justifier le moindre de mes choix, piqué au vif par ce surmoi ricanant, je ne cesse de ferrailler, d'embrocher le fantôme qui se dégonfle et ressuscite aussitôt.
Évidemment c'est épuisant. Mais je n'oublie pas tout ce que je lui dois, au salopard. C'est lui qui me pousse à donner le maximum, à me secouer quand la somnolence physique ou mentale me guette ; sans lui je n'aurais sans doute jamais écrit le Verbier, pour ne rien dire de ces notes — qu'il me permette de les lui dédier.
Sans doute, avec les années, le personnage s'est-il fait moins présent, moins pressant. Peut-être va-t-il disparaître, alors même que je commencerais à le trouver sympathique. Cela veut-il dire que ma paranoïa va mieux ? Pas sûr. En fait je suis de plus en plus conscient d'une chose : ce lecteur hyperattentif qui épluche nos pages ligne à ligne et mot à mot, fût-ce par malveillance, est la plus invraisemblable des fictions. Les autres, la masse de mes rares lecteurs, lisent comme tout le monde, à tout berzingue, survolant à plus ou moins haute altitude mes chemins et mes jardins soigneux. Mes confrères sont trop occupés à leurs œuvres, les jeunes me font apparemment bonne figure et les Grecs, pour l'instant, auraient plutôt tendance à m'ensevelir, par gratitude patriotique, sous un linceul de compliments excessifs. La seule personne qui m'ait attaqué, en un quart de siècle, semblait au bord du délire ; le seul ennemi répertorié que j'aie eu, travailleur du livre, n'avait pas le temps de lire. Mais dois-je me réjouir de cette impression d'impunité ? Ou m'en désoler plutôt ? Je vais bientôt me sentir seul. Sous le masque du Grand Ergoteur, j'ai fini par reconnaître, déformé toujours par les mêmes tics, mon propre visage. Et avec moi-même je m'emmerde un peu.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°57 en juin 2008)