1949. Jack Kerouac et son pote Neal Cassady, vadrouilleurs infatigables, traversent l'Amérique en tous sens. Quelques années plus tard, la vadrouille devenue roman, les deux garçons sont les héros, nommés Sal et Dean, de On the road (1957) où l'on peut lire la scène ci-dessous.
It was time for us to move on. We took a bus to Detroit. Our money was now running quite low. We lugged our wretched baggage through the station. By now Dean's thumb bandage was almost as black as coal and all unrolled. We were both as miserable-looking as anybody could be after all the things we'd done. Exhausted, Dean fell asleep in the bus that roared across the state of Michigan. I took up a conversation with a gorgeous country girl wearing a low-cut cotton blouse that displayed the beautiful suntan on her breast tops. She was dull. She spoke of evenings in the country making popcorn on the porch. Once this would have gladdened my heart but because her heart was not glad when she said it I knew there was nothing in it but the idea of what one should do. "And what else do you do for fun?" I tried to bring up boyfriends and sex. Her great dark eyes surveyed me with emptiness and a kind of chagrin that reached back generations and generations in her blood from not having done what was crying to be done — whatever it was, and everybody knows what it was. "What do you want out of life?" I wanted to take her and wring it out of her. She didn't have the slightest idea what she wanted. She mumbled of jobs, movies, going to her grandmother's for the summer, wishing she could go to New York and visit the Roxy, what kind of outfit she would wear — something like the one she wore last Easter, white bonnet, roses, rose pumps, and lavender gabardine coat. "What do you do on Sunday afternoons" I asked. She sat on her porch. The boys went by on bicycles and stopped to chat. She read the funny papers, she reclined on the hammock. "What do you do on a warm summer's night?" She sat on the porch, she watched the cars in the road. She and her mother made popcorn. "What does your father do on a summer's night?" He works, he has an all-night shift at the boiler factory, he's spent his whole life supporting a woman and her outpoppings and no credit or adoration. "What does your brother do on a summer's night?" He rides around on his bicycle, he hangs out in front of the soda fountain. "What is he aching to do? What are we all aching to do? What do we want?" She didn't know. She yawned. She was sleepy. It was too much. Nobody could tell. Nobody would ever tell. It was all over. She was eighteen and most lovely, and lost.
And Dean and I, ragged and dirty as if we had lived off locust, stumbled out of the bus in Detroit.
On the road, livre culte, a été traduit chez nous en 1960 sous le titre Sur la route (Folio). La V.F. de Jacques Houbard n'est sans doute pas ce qu'on peut trouver de pire, ni sûrement de meilleur. J'y trouve quelques réussites, plusieurs accrocs agaçants, typiques d'un certain style de traduction, et une médiocrité diffuse. Confronté à ce travail depuis près de quarante ans (je proposais le texte chaque année à mes terminales), j'ai senti grandir en moi l'envie de le commenter par écrit et de produire ma propre version, laquelle se trouve ici même, dans EDUQUONS, «On the road again». Mais voici d'abord le texte officiel. Mes commentaires en bleu.
Il était temps de nous remettre en route. Pourquoi pas ? Ce n'est pas faux. Si je change, c'est pour aller plus vite. Mon travail, tout du long, consistera en grande partie à rogner quelques syllabes ici ou là, pour ne pas trop perdre la nervosité, le punch de l'anglais. On prit un car pour Detroit. On n'était plus bien riches maintenant. On trimbala notre lamentable attirail à travers la station. Éternel problème : récit au passé composé ou au passé simple ? Le passé simple étant le seul tenable sur la durée, comment éviter certaines formes désuètes («prîmes», «trimbalâmes») ? Le «on», ici, sent un peu l'effort dans «on trimbala notre». Maintenant le pansement de Dean était presque aussi noir que du charbon et tout déroulé. N'importe qui aurait eu l'air aussi misérable que nous, après tout ce que nous avions fait. Épuisé, Dean s'écroula de sommeil exagéré ! To fall asleep, c'est simplement s'endormir. Ignorance, ou tentation de forcer le trait ? dans le car qui ronronnait à travers l'État de Michigan. Là, ça sent l'anglais... Dans la première leçon d'un cours de traduction, on apprend à traduire le verbe descriptif par un complément et la postposition de mouvement par un verbe : «qui traversait le Michigan en ronronnant». Au fait, «ronronnant» me paraît un peu trop doux. J'engageai la conversation avec une splendide paysanne en chemisier de coton décolleté qui laissait voir des seins magnifiquement hâlés par le soleil. Elle était maussade. «She was dull.» C'est le mot-clef. Kerouac va faire sa propre glose quelques lignes plus bas en reprenant les deux sens de «dull» : «emptiness» and «chagrin». La fille est vide et triste. «Maussade» penche trop vers la tristesse, «morne» est ce que je vois de moins mauvais. Elle parlait des veillées à la campagne pendant lesquelles on grille le maïs sous la véranda. C'est bien d'avoir évité «popcorn», trop évocateur de cinoche alors qu'il faut connoter campagne, et «porche» — faute classique. En d'autres occasions cela m'aurait réjoui le cœur mais, puisque son cœur n'était pas réjoui quand elle parlait de ça, répétitions respectées, bravo je compris qu'il s'agissait seulement pour elle de quelque chose que l'on doit faire. «Et qu'est-ce que vous faites d'autre pour vous amuser ?» J'essayai de mettre sur le tapis Cela se dirait plutôt en cas de négociation le flirt et la question sexe. Ses grands yeux sombres me contemplèrent du fond d'un néant la tournure est habile, élégante, mais je préfère mon «avec un vide» sans doute rude, au bord de l'incorrection, mais qui maintient côte à côte les «emptiness» et «chagrin», les deux visages de «dull» où flottait une sorte de chagrin qui remontait aux générations et aux générations qui n'ont pas accompli ce qui demandait avec force de l'être, quoi que ce fût, et chacun sait de quoi je parle. «Qu'attendez-vous de la vie ?» Je voulais l'empoigner et lui extorquer ça. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle attendait. Elle marmottait pourquoi ce mot un peu vieilli ? des histoires de boulots, de cinéma, de séjour chez sa grand-mère en été, souhaitait se rendre à New York et aller au Roxy, parlait de la robe qu'elle porterait alors, un peu comme celle qu'elle avait aux dernières Pâques, en blanc béguin ( = ?), avec des roses, des escarpins roses et une veste de gabardine lavande. «Qu'est-ce que vous faites les dimanches après-midi?» demandai-je. Elle restait assise sous la véranda. Les garçons passaient à bicyclette et s'arrêtaient pour causer. Elle lisait les journaux humoristiques «funny papers», des comics, qu'on appelait alors des «illustrés» — le mot donne un discret parfum d'époque... elle se reposait sur le hamac. «Qu'est-ce que vous faites par une chaude nuit d'été?» Elle restait assise sous la véranda, elle regardait passer les autos sur la route. Elle et sa mère grillaient le maïs. «Qu'est-ce que fait votre père par une nuit d'été?» Il travaille, il est de l'équipe de nuit à la chaudronnerie, il a passé toute sa vie à entretenir une femme et ce qui en est sorti belle trouvaille, sans conviction ni adoration. «Qu'est-ce que fait votre frère par une nuit d'été?»Il fait un tour dans le coin à bicyclette, il glande là, pas d'accord ! «Hang out» est familier mais pas argotique. Il y a là une dérive habituelle : sous prétexte que c'est américain, on colle de l'argot. C'est d'autant plus gênant que le ton de Kerouac ici est plutôt soutenu, plutôt grave devant la fontaine-soda. «Que brûle-t-il de faire? Nous tous, que brûlons-nous de faire? Que voulons-nous?» là, pour le coup, le ton est un peu trop guindé... Elle ne savait pas. Elle bâilla. Elle avait sommeil. C'était trop lui demander. Personne ne pouvait le dire. Personne ne le dirait jamais. Un point c'est tout. Elle était âgée de dix-huit ans et très charmante là il faut resserrer, mais foutue. Encore l'argot ! «Lost», écrit Kerouac.
Et Dean et moi, lamentables et crasseux comme si nous avions vécu de criquets, patatras ! Il ne s'agit pas de vulgaires criquets, mais des sauterelles dont se nourrissait Jean le Baptiste au désert, et de nombreux ermites après lui. Kerouac se compare ici, implicitement, aux prophètes des temps bibliques. Si Le traducteur avait compris cette allusion essentielle, aurait-il maintenu ses dérapages argotiques ? descendîmes tout chancelants du car à Detroit. «Descendîmes», un peu limite. Quant à moi, je choisis un passé composé, «sommes descendus». Les passages entre passé simple et passé composés sont très délicats ; celui-ci ne me gêne pas, et même il me convient, en ce qu'il met une sorte de pause, de point d'orgue au bon moment, pour clore l'épisode.
Tout de même, un livre pareil méritait mieux...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°56 en mai 2008)