ELỲTIS EN VERS


Odyssèas Elỳtis, qui souvent pratique le vers libre, a écrit ce poème en vers réguliers, avec des rimes — alors qu'en grec la rime est facultative.


MARÌNA


Apporte-moi verveine, menthe

et basilic, pour les sentir

Que je t'embrasse et que je sente

monter en moi les souvenirs


La fontaine avec ses colombes

des Archanges l'épée qui luit

Le jardin, étoiles qui tombent

ou bien la profondeur du puits


La nuit où nous suivions les rues

menant à l'autre bout des cieux

Toi, montée là-haut, devenue

sœur des étoiles sous mes yeux


Marìna mon étoile verte

Marìna Vénus ma clarté

Ma colombe d'île déserte

Marìna lys de mes étés


Cette forme fixe, inhabituelle, voyante, obsédante, il faut la traduire : mise en prose ou en vers boiteux, «Marìna» serait défigurée.

Ça tombe bien : dès mes débuts, j'ai toujours traduit les vers par des vers. Même si je reste, sur ce point, moins extrême qu'Efim Etkindt, dont le livre magistral, Un art en crise : la traduction poétique, est devenu la Bible des traducteurs rimailleurs. J'admets, contrairement à lui, qu'on peut parfois faire exception à cette règle d'or, mais en ce qui me concerne, pas question : je serais trop honteux de ne pas relever ce défi, trop malheureux sans cette ivresse : au terme d'un patient bricolage, le balancement grisant des vers.

Voilà une gymnastique souveraine qui aiguise l'oreille du traducteur, lui donnant la conscience et la maîtrise du rythme. Elle lui servira en prose comme en poésie.

Allons-y.

Je conserve donc, c'est l'essentiel, un rythme régulier — des octosyllabes, comme dans l'original, ce mètre ayant la même valeur dans les deux langues (attention, c'est loin d'être toujours le cas).

Je mets des rimes, naturellement, en assouplissant sur un point la règle française classique : apparier un singulier et un pluriel ne nuit en rien à la musique, je m'y autorise. Par contre, je m'astreins ici à l'alternance rimes féminines / masculines, dans cet ordre, comme dans le poème grec où elle installe un balancement très envoûtant :


Dòsse mou diòsmo na mirìsso

louìza kè vassilikò...


(Si cette contrainte avait été trop dure, je n'aurais pas insisté.)


Traduire en vers implique des ruses, des contorsions, additions, suppressions, modifications... Voici la liste de mes forfaits.


Strophe 1.

La menthe et la verveine permutent, celle-ci passant au vers 1, pas de problème.

Le grec dit : «Avec tout cela que je t'embrasse / et de quoi me souvenir en premier ?» Syntaxe désinvolte, comme un peu pompette, c'est très beau et mon français à côté paraît plat.

La répétition de «sentir», elle, est de moi et pourra sembler, au contraire, excessive...


Str. 2.

Je suis contraint à deux ajouts : «qui luit» et «qui tombent». Sacrilège ? Après tout, cette lueur accompagne la clarté des étoiles, et la pluie d'étoiles ne fait qu'ajouter un peu de lumière et de mouvement.

Ma syntaxe, oui, un peu fautive. «Le jardin, étoiles qui tombent» ! Le jardin n'est pas une étoile ! grincheront les puristes. À moins de voir là un écho à la syntaxe souple d'Elỳtis plus haut.

Ce qui me gêne le plus en me relisant huit ans plus tard : ce «ou bien» qui remplace un «et» nettement plus naturel. C'est agaçant, buter sur ce détail infime ! Ne pas être foutu de dire «et» en deux syllabes ! «Et puis la profondeur du puits ?» Non, tout de même...


Str. 3.

Là encore, deux interventions lourdes : je mets en scène des rues, absentes du poème, ce qui l'urbanise indûment ; mes étoiles remplacent la seule «Étoile du matin», c'est-à-dire Vénus — mais j'aurai Vénus à la strophe suivante.

Mot-à-mot grec : «Et monter je te voyais / telle la sœur de l'Étoile du matin». Pas mal trifouillé, mais le résultat équivaut à peu près.


Str. 4.

Ici, le seul de mes coups de pouce dont se soit plainte la veuve du poète, qui m'a relu attentivement : la colombe grecque est une «colombe sauvage». Mais que faire ? Je devais impérativement garder l'étoile verte, et les rimes en -erte sont rares... Après tout, l'île figure en bonne place dans le paysage élytique, et les amoureux sont seuls au monde...

J'ai également rendu le poète un peu plus possessif : «ma clarté», «mes étés», alors que le grec dit : «lumière de l'Étoile du matin» et «lys de l'été». Mais il y a déjà deux possessifs dans la strophe, j'accentue donc sans vraiment trahir.


Pouvait-on moins abîmer le poème ? Pour ma part, après tout ce temps, je n'arrive pas à faire mieux, ou moins mal. À soixante ans, suis-je encore capable de progresser ?



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°55 en avril 2008)