PAGES D'ÉCRITURE

N°55 Avril 2008



BRÈVES


Île tranquille baignée par l'Ill et ses canaux, Strasbourg me semble à chaque fois plus belle, avec sa cathédrale rose, immense et fine et les ruelles aux maisons anciennes à ses pieds. Mais cette vieille est toute jeune aussi. Dans les avenues, des trams neufs glissent avec douceur. Des vélos partout jusque sur les trottoirs, méfie-toi piéton. À côté du centre historique, l'Europe siège dans ses bâtiments futuristes. Tram, vélo, Europe : on se croirait dans le futur. On n'est plus tout à fait en France — de même qu'à New York, on n'est pas encore aux USA.

Un vieux musée : le Musée alsacien, maison-labyrinthe où toute l'Alsace d'autrefois, merveilleusement reconstituée, montre sa vie de tous les jours et des fêtes.

Un jeune musée : celui qui abrite l'œuvre d'un enfant du pays, Tomi Ungerer, le dessinateur bien connu. Bien connu ? J'avais lu ses livres pour enfants, j'ignorais le reste : albums politiques, satiriques, érotiques, affiches... Une variété, une invention, une vitalité folles. À la sortie, j'achète sur place tout ce que je trouve : le très complet catalogue du musée ; le cruel Tomi Ungerer et New York (La nuée bleue), qui fait revivre l'effervescence new-yorkaise des sixties et seventies en mêlant les dessins d'Ungerer à ceux d'autres artistes ; Tremolo (L'école des loisirs), qui réjouira tout particulièrement les musiciens ; et un plaidoyer en fanfare pour l'Europe, Europolitain (Anstett), dont nous reparlerons.


Tiré de Flix
Ungerer obsédé par sa cathédrale.

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«À toutes celles et ceux qui sont morts parce que les Européens n'ont pas su écouter Victor Hugo.»

Cette dédicace d'Ungerer lui-même, en tête de l'album précité, rappelle que notre Victor national fut un ardent partisan des Etats-Unis d'Europe, ce qui fit bien rigoler à l'époque — certains vieillards s'esclaffent encore, d'Arlette à Jean-Marie...

Cher vieux Totor. Je ne supporte pas le dédain ricanant de certains nains à l'égard de ce géant. Oui, je sais, quand il se plante, c'est aussi de façon gigantesque, mais je lui pardonne allégrement neuf lignes lourdes ou creuses quand la dixième me comble et m'entraîne dans les airs. J'avoue que je n'aurais sans doute pas rouvert Ruy Blas si ma nièce, la jeune Lucie, ne devait pas se taper l'œuvre en vue du bac, mais grâce à elle je me régale.

D'accord, je n'aimerais pas devoir mettre en scène le cinquième acte, ce laborieux mélo. Mais j'aime le quatrième, son grinçant mélange de tragique et de comique, même si les subtilités de l'intrigue m'échappent. Quant aux trois premiers actes, quelles fanfares, quelles pétarades, quel souffle ! Lisant et expliquant certaines tirades vers par vers, je suis époustouflé par l'habileté de la construction, la versification virtuose. Comment Hugo peut-il être aussi mauvais en même temps qu'aussi bon ? Comme si l'antithèse qui sous-tend sa vision du monde (sublime et grotesque, rire et larmes etc.) devait se retrouver aussi dans les spectaculaires variations du voltage poétique, les parcours en montagnes russes qu'il nous impose.

Plaisir de l'explication de textes à l'ancienne, où l'on savoure chaque mot et l'enchaînement des mots et des phrases. Je ne fais rien de plus dans mes Coups de langue et autres verbiéries, un zeste de déconnage mis à part. Un instant je m'imagine prof de français... Non, j'ai bien fait d'éviter ça, quand je pense aux programmes officiels, au jargon que la malheureuse Lucie doit ingurgiter comme tous nos jeunes concitoyens, anaphore, apocope, asyndète, paronomase, prosopopée, zeugma... Toute cette quincaillerie, hideuse prothèse enlaidissant les corps les plus charmants.

Et l'on s'étonne que les lycéens n'aiment pas lire.


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Le théâtre pourtant, ou du moins la lecture à voix haute, est une sacrée bonne piste pour établir un contact enfin charnel, gourmand avec les textes. Certains profs le savent, heureusement.

Lire à voix haute...

Sur tierslivre.net, son site, dans un long texte, François Bon décrit en détail ses lectures publiques — sport qu'il pratique abondamment, seul ou avec musiciens. Assouplissements, échauffements, trucs empruntés aux comédiens et aux chanteurs, préparation du matériel (il trimballe son micro à lui !), un vrai travail de pro, tout un monde que moi, petit bricolo de la glotte, je découvre fasciné.

Rien n'oblige, bien sûr, un écrivain à monter sur scène. On en connaît un tas, et des meilleurs, qui font silence. Pour moi, en tous cas, par instinct plus que par raison, une telle lecture est l'aboutissement rêvé de mon travail, le véritable achèvement du texte.


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Restons avec François Bon.

Les éditions publie.net, fraîchement créées par lui, s'enrichissent peu à peu en textes et en lecteurs. Au générique, déjà, Bon lui-même, Rolin (Olivier), Roubaud, Chevillard, Noël, Detambel, Salvaing, une foule de jeunes, cinq de mes Grecs... Nouveauté grecque ce mois-ci, le premier livre de Zatèli, La fiancée de l'an passé, neuf nouvelles d'enfance et d'adolescence, un bijou (cf. MADE IN GREECE).

Pas encore lu là-bas tout ce qui me fait envie, sauf un texte brillantissime, Violence et traduction, signé par Claro, l'un des grands traducteurs de notre époque.

Une lecture imminente, impatiemment attendue : les livres de Xavier Bazot, dont j'avais salué avec ferveur, le mois dernier, les Camps volants. Les précédentes proses de Bazot étaient momentanément introuvables ; les revoici grâce à publie.net. À lire d'abord, Chronique du cirque dans le désert, puis Un fraisier pour dimanche. Il y en aura sûrement d'autres et nous nous attarderons pour savourer chacun d'eux.


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De Sylvie Aymard, j'avais fort goûté le premier roman, Courir dans les bois sans désemparer (Maurice Nadeau). Voici le second, Du silence sur les mains, toujours chez Nadeau. Mon plaisir n'est pas moindre, après un léger flottement au début — inévitable chaque fois que l'auteur, qu'il s'appelle Bazot ou Aymard, écrit de façon forte et personnelle. Belle histoire et beau titre. Un enfant sans père, quasi muet, sa mère qui n'a que lui au monde, quelques autres femmes sans homme, deux ou trois originaux, un village du midi, un amour démesuré, une addition de silences et la peur qui rôde, puis éclate. Œil vif, pénétrant, notations aiguës, phrases courtes, l'auteur procède par fines touches, éclairs, éclats.

«Il est sévère, ferme son couteau d'un clac définitif quand il a fini de dîner. Marguerite, derrière lui dans l'ombre. Empressée, mais aussi dure que la pierre d'évier.» Balzac dirait la même chose en deux pages.

«...j'étais minée par le froid, les jambes baignant dans un ragoût de fatigue.» Sans doute suis-je là moins convaincu, Aymard en fait sans doute un peu trop parfois, mais qu'importe : son roman a une présence terrible, à la fois légère et dense, et peu de livres nous donnent comme celui-ci l'impression d'être placés dans une autre pesanteur, de toucher une matière inconnue. Il est de ceux qui donnent envie de les rouvrir au hasard et de lire quelques lignes pour mieux les goûter.


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Autre connaissance, Pascal Commère. Son nom fait remonter de beaux souvenirs : les poèmes des Commis, parus il y a vingt ans, récemment repris au Temps qu'il fait. La campagne là aussi, un village hors du temps, les bêtes, les enfants, des souvenirs d'enfance tout simples, des images vives et fraîches, une poésie qui sent bon :

«Les jardins sèchent derrière le linge. Ils sont gris les enfants y grattent la journée, la nuit quelquefois quand ils sortent des chambres, les fenêtres les suivent. Un manchot de passage cherche sa main sous l'arbre.»

Puis La vache automatique (Le dé bleu), poèmes variés, sympa, souriants, plus anecdotiques sans doute. Et voilà aujourd'hui Graminées, encore au Temps qu'il fait. Toujours la nature, amateurs de béton s'abstenir. Une prairie et quarante poèmes, onze vers chacun, pour en faire le tour. De temps à autre, entre les hautes herbes, le visage entrevu d'une très jeune fille, morte depuis. Le poète raconte en postface que ces poèmes se sont imposés à lui «comme si la voix des herbes s'était à mon insu substituée à la mienne», comme s'il se retrouvait «un peu herbe moi-même». Ici, pas de fabrication mimant l'objet, genre Ponge, mais un va-et-vient entre description et fusion, un abandon à l'être secret des choses, une «conversation» qui nous redit l'humble beauté du monde, à voix plus profonde quoique murmurée, opaque et pourtant limpide. De ces mouvements «infime[s] mais permanent[s]», de cette «légèreté un peu folle» mais en même temps lente et rêveuse, naît une émotion fuyante, fragile, très pure, la poésie étant là comme ailleurs ce qui nous effleure et nous échappe, tel ce vent qui penche le cou des herbes et s'en va :


«Peu de corps herbe si mince, imperceptible...

une ombre à peine, une ligne. Peu de poids et

seule n'étant rien ou presque, sans nulle comparse.

Collégienne en promenade tenant mal

sa place dans le rang parmi les autres le dimanche

sur les chemins gesticulant. Murmure de qui j'apprends

le poids du temps,

bracelets de fer blanc au vent sans bruit qui tintent...»


Cht... Écoutons le poète chuchoter.


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J'ai été frappé par ses Petites natures mortes au travail (Points-Seuil) et aussi ses Portraits crachés (Verticales). Yves Pagès est pour moi l'un des plus cruels et clairvoyants photographes de notre société française actuelle, un maître d'écriture qui connaît les mots qui tuent. J'ouvre en confiance Le soi-disant (Verticales). Cette fois, pas de textes brefs, mais un roman. Une reconstitution du drame du collège Pailleron, à Paris, qui crama ainsi qu'une vingtaine d'enfants, avec pour narrateur un préado copain de l'incendiaire, fugueur et mythomane. Sa grande sœur manque périr dans les flammes, lui-même passera quelques mauvais quarts d'heure, il y a des parents pittoresques, des tas d'allusions aux films de l'époque, des jolies scènes, des trouvailles verbales surtout, en veux-tu en voilà, feu d'artifice, feu roulant, Pagès en pleine forme, à tel point qu'au bout de 120 pages, à bout de souffle, sonné comme un boxeur, je dois le laisser continuer tout seul.

Dès le début j'ai été gêné par l'invraisemblance de cette voix d'enfant trop habile alignant à jet continu calembours, paronomases, métagrammes, détournements, allusions érudites ; ce que Garyajar, l'auteur de La vie devant soi, avait miraculeusement réussi, Pagès le rate, à mon avis du moins, pour cause d'excès de bagou, de talent incontrôlé. Encore un livre trop beau, trop chiadé, m'as-tu-lu, genre bagnole pleine de chromes. C'est éblouissant et ça sonne faux. Dès la première page : «Marianne, qui cloîtrait ses heures creuses dans sa chambre à part...» «...à cause du diable probablement qui gît dans les détails, et des remords qui la taraudaient depuis ce mardi de cendres froides.» Vous avez vu, les mecs, comme on est cultivés ?

Si encore on sentait derrière tout cela une urgence, une quête. Ce qui m'a surtout découragé, c'est la relative gratuité de l'exercice, l'abandon au simple pittoresque.

On se contenterait de ce bel étalage un peu vain, s'il n'y avait pas le souvenir des autres livres. À qui se fier, si Pagès lui-même fait long feu ?


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Les amis de nos amis étant nos amis, je devrais adorer Charles-Albert Cingria, qu'adore Jacques Réda que j'adore. Réda a consacré en 1984, chez Fata Morgana, un livre de 80 pages à son idole : Le bitume est exquis, réunissant cinq articles et un poème. L'auteur y porte aux nues un auteur ignoré des foules, mais admiré par ses pairs et avec qui, à première vue, j'ai de sérieux points communs — pas seulement les origines suisses et la pratique du vélo.

Réda me met l'eau à la bouche, évoquant «...la prose de Cingria, aiguë et onctueuse, compacte et fluide, agile et paresseuse, exquise et véhémente, brise et bitume, etc. Chargée d'épithètes en grappes et de génitifs en cascades comme une princesse byzantine ou mérovingienne de bijoux, elle se propulse ou se pavane avec une souplesse de félin...» Aucun doute, je vais être emballé.

Eh bien non. Si la prose de Réda me séduit ici autant qu'ailleurs (superbes pages, notamment, sur le jazz et la musique en général), celles de son grand homme, qu'il cite généreusement, n'éveillent en moi qu'un intérêt plutôt tiède. Ce n'est pas la première fois. J'avais déjà essayé. Le plus irritant : je ne vois pas où ça coince. Je sens bien que c'est ma faute plus que celle de Cingria, qu'il y a là une clef que je cherche en vain. On ne peut pas tout aimer, dira-t-on. Ah oui, pourquoi ?

Parce que si on aimait tout, on serait comme Dieu ?

Sans doute. Nos dégoûts sont nos limites.

Tâchons de les repousser un peu. Cingria, j'y reviendrai un jour.


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Encore une déception. Un premier roman autour de quoi je tourne sans trouver l'entrée. On se demande parfois comment un éditeur a pu aimer ça, croire que ça se vendra. Aiment-ils donc tout ce qu'ils publient ?

Pour me consoler, Flaubert. Ma plongée dans sa correspondance ravive l'envie de tout relire. Je débute modestement : les Trois contes. Je me souviens de Jean-Yves Pouilloux, admirable prof, parlant d'«Un cœur simple» à ses étudiants. Son émotion palpable, quasi religieuse. Je le comprends mieux à présent, l'ami Jean-Yves, en retrouvant l'histoire de la servante Félicité. Après un début tranquille, la page où elle découvre l'église et le catéchisme, soudain, me bouleverse. Un usage des temps verbaux d'une liberté, d'une habileté, d'une finesse, de quoi s'extasier à chaque ligne. L'analyse que j'ébauche illico (cf. «Couleur des temps», le COUP DE LANGUE de ce mois) n'épuisera pas, et de loin, toutes ces richesses. Après quoi la tension ne cesse plus de monter jusqu'à la fin, religieuse elle aussi, extraordinaire. Une pauvre vieille meurt totalement bigote et gâteuse en prenant son perroquet mort pour le Saint-Esprit : cette fin qui, résumée ainsi, paraît grotesque, devient par on ne sait quelle magie un final grandiose, déchirant. Jamais Flaubert n'aura montré une telle tendresse pour un personnage, même si ce grand pudique n'en dit pratiquement rien dans ses lettres. Sa pauvre idiote est en même temps une sainte, préfigurant Bouvard et Pécuchet, crétins et admirables —, et moi, quinze jours après ma lecture, j'en ai encore le frisson.


Mieux que la colombe...
Gustave nous en fait voir...

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Le grand pote de Flaubert, les dernières années, c'était le Moscove, alias Ivan Tourguéniev. Forte envie de me replonger dans ses proses délicieuses. Son théâtre, si je me souviens bien, n'est pas mal non plus, assez proche de Tchékhov — au moins vu d'ici.

Allons donc à Nanterre, au théâtre des Amandiers, où une troupe d'aujourd'hui répète sa pièce la plus connue, Un mois à la campagne. En fait c'est du cinéma. Un film sur le théâtre, les comédiens, leur double vie, professionnelle et personnelle, on a déjà vu ça, mais cette fois l'œuvre est signée Valeria Bruni-Tedeschi, courons-y. Je l'adorais comme actrice et ne suis pas déçu en la retrouvant des deux côtés de la caméra. Son film est à son image : hyperintelligent et ultrasensible, réfléchi mais spontané, mêlant rire et larmes avec un beau naturel. Son regard sur les autres est attentif, aigu, aimant, et quant à elle-même, qui joue le rôle principal, elle porte l'auto-dérision à la hauteur d'un art. Si le film s'appelle Actrices, c'est qu'il a pour centre une impressionnante amitié-rivalité entre deux femmes, jouées par la cinéaste et Noémie Lvovsky, elle aussi metteur en scène, co-scénariste du film ; ce qui ne doit pas faire oublier la performance de Mathieu Amalric, étincelant comme toujours, dans le rôle d'un metteur en scène caractériel, odieux, désarmé, désarmant.


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Banlieues et Paris popu, dancings miteux, vieux ateliers, baladons-nous un peu avec Jean-Daniel Pollet. Cinéaste atypique, admiré par Renoir, Godard et bien d'autres, méconnu du public, Pollet laisse une série de films qu'on dit expérimentaux que je n'ai pas encore vus et d'autres apparemment plus simples, tournant autour du même acteur, Claude Melki. Cinq films en près de vingt ans, dont quatre disponibles en DVD : deux courts (Pourvu qu'on ait l'ivresse, Gala) et deux longs (L'amour c'est gai, l'amour c'est triste, L'acrobate), où Melki joue avec la plus subtile des maladresses, de façon minimale et géniale, le même personnage de petit homme lunaire, timide et mal-aimé.

Dans L'amour c'est gai..., il est un tailleur minable, naïf, dont la sœur fait la pute à son insu. Le film a les apparences d'un hommage au cinéma des années 30, avec dialogues brillants et numéros d'acteurs ; autour du discret Melki, Jean-Pierre Marielle et Bernadette Lafont se déchaînent, Chantal Goya elle-même touche sa bille et l'ancêtre Dalio, le temps d'une scène, sort le grand jeu ; mais en même temps ce film doux-amer, filmé au cordeau sous ses dehors nonchalants, ne ressemble à rien de connu. Sans qu'on sache trop dire pourquoi.

L'acrobate, je l'avais vu à l'époque. Il faut le voir après les autres : le personnage de Melki, quoique toujours boudé par les femmes, y connaît son apothéose, prenant sa revanche grâce au tango qu'il apprend à danser comme personne. Film étonnant, bourré de surprises, burlesque et triste, amer et léger, porté par la musique et la danse et presque tout entier touché par la grâce. On pourrait revoir cent fois Melki garçon de bains dansant le tango avec son balai, comme on se repasse les plus belles scènes de Chaplin.

Le public n'est pas venu. Carrière brisée pour Melki, presque brisée pour Pollet. Trop bons pour nous. Adieu, chers acrobates.


Claude c'est gai, Melki c'est triste.
Bye bye Melki...

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On m'avait dit monts et merveilles du Capitaine Achab de Philippe Ramos. Rien de tel pour être déçu. Mais non ! En inventant une biographie au fameux héros de Moby Dick, le jeune cinéaste inconnu nous offre un film aussi rare et fascinant qu'une baleine blanche au bout d'une longue vue. Un film où chaque scène a une intensité qui touche à la magie, ou chaque plan semble fait d'une matière, d'une lumière à part. Une œuvre dure, noire, tendue, claustrophobe et en même temps sereine, contemplative. Denis Lavant est parfait, les autres acteurs aussi, chacun se surpasse, transfiguré.


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L'unique cinéma de Chèvres, le SEL, offre un bon film deux fois sur trois, la salle est souvent presque pleine, mais combien étions-nous l'autre vendredi pour Capitaine Achab ? Quarante pékins à peine — et aucun jeune, ô misère.

Quelques jours plus tard, prenant la parole devant le même nombre de personnes, le traducteur éprouve un sentiment d'opulence, comme quoi tout est relatif. Nous sommes à la Cité universitaire, étrange bulle de verdure et de paix entre Paris et son Périf, dans le bâtiment templegrecoïde de la Fondation hellénique. Peu de jeunes là aussi, où sont les étudiants ? Plus de femmes que d'hommes, y a-t-il un match à la télé ?

Gilles Ortlieb et moi présentons et lisons deux auteurs chacun. De mon côté : Hàkkas (fraîchement mis en ligne sur publie.net) et Kavvadìas, dont on peut lire tous les poèmes ici depuis le 1er avril) ; côté Ortlieb : Mitsàkis et Valtinos, deux auteurs qu'il a traduits et que j'apprécie hautement moi aussi.

Mikhaïl Mitsàkis vécut il y a cent ans et mourut fou en laissant une œuvre mince, fragmentaire, étonnamment vive et actuelle. Ortlieb en a traduit et présenté l'essentiel pour le Temps qu'il fait, sous le titre Le suicidé, avec son brio coutumier. Il publie ces jours-ci pour un autre de nos éditeurs exemplaires, Finitude, un recueil de nouvelles signées Thanàssis Valtinos : Accoutumance à la nicotine. Pas eu le temps de lire cette V.F., on en reparlera.


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J'aimerais voir mes amis davantage, mais beaucoup d'entre eux sont en Grèce, Gilles Ortlieb vit à Luxembourg et William Irigoyen à Strasbourg. William fut mon élève à Brimeil il y a vingt ans ; les volkonautes qui fréquentent Arte, notre chaîne la moins polluée, le connaissent : il y présente les infos du soir. On retrouve telles quelles à l'écran les qualités de l'homme : indépendance d'esprit, droiture, générosité, humour discret. À regarder le journal de William on rêve à ce que pourrait être une télé enfin adulte et libre...

En découvrant son blog, démarré en janvier, où il nous fait partager expériences professionnelles et culturelles (Le poing et la plume), je constate qu'il se débrouille aussi fort bien à l'écrit. Je le savais lecteur pointu et curieux, cela se confirme, on trouve chez lui de bonnes idées de lecture, et son récit d'un concert de Thomas Dutronc vous donne envie d'acheter illico des billets. Mais le clou provisoire du blog, c'est le compte rendu d'un voyage en Corée du Nord, l'un des pays les plus fermés du monde, illustré par ses photos — celles que la police locale a bien voulu laisser passer. On a beau avoir entendu parler de cet enfer terrestre, on est saisi...


Un pays qui n'a pas de sens.
Photo William Irigoyen.

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Les écrivains d'un côté, de l'autre les journalistes ? À ma droite ce qui dure, à ma gauche ce qui périt ? Simplification grossière, on le sait. La lecture quotidienne du Monde, qui parfois m'ennuie ou m'afflige, m'est non moins souvent nourrissante. Certains articles méritent un livre, et l'obtiendront peut-être. Sans être fan de Régis Debray, par exemple, je ne peux qu'admirer ses grandes envolées classiques, tandis que certaines plumes plus humbles se révèlent aussi, quoique discrètes — ou parce que discrètes —, cruellement efficaces.

Je n'avais pas repéré le nom de Franck Johannès. Voici, sur toute une page, le résultat de son enquête sur Brice Hortefeux, ministre de l'Identité frontalement nationale. Justement, le sujet me taraude : comment peut-on être Hortefeux ? Comment peut-on accepter ce ministère-là, qui souille notre pays ? Briser des familles, envoyer des voleurs d'enfants dans les écoles, jeter des nourrissons en prison ? L'article, plus mesuré que moi, s'attarde sur le bon côté du personnage. Cette gueule froide, terrifiante, aperçue à la télé, serait celle d'un type gentil, courtois, fidèle en amitié ; s'il a accepté ce job nauséabond, équivalent politique du pompage de merde — la captation des voix du FN —, c'est par fidélité à son chef. (Il a de plus en plus de mérite.) Au fond, ce ne serait pas le premier salaud sympa...

À lire l'article on sent pourtant, à certains détails, que l'apologie du personnage manque un peu d'enthousiasme. S'il y a un style Monde, on le trouve ici à son meilleur, dans la retenue feinte, le demi-mot sournois, la pointe hypocrite. Comment ne pas citer la fin, modèle d'assassinat feutré :

«Il a gardé du lycée sa trousse d'écolier, avec un gros crayon bleu d'un côté, rouge de l'autre ; ne supporte pas qu'un visiteur déplace un fauteuil — «J'aime l'ordre» —, ne lit que des livres historiques. Ses frères se demandent s'il a jamais été saoul une fois dans sa vie. La réponse est non. Il a toujours une petite réserve de lingettes dans sa voiture. Brice Hortefeux ne sait pas pourquoi, mais il se lave les mains vingt fois par jour.»

Que de choses dites sans être dites, en si peu de lignes !

Merci, Franck Johannès. Cela me soulage drôlement de vous lire. Votre paragraphe est beau comme du Flaubert.


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Pourquoi tant de haine chez moi, haine redondante, vis-à-vis d'un homme sans cesse plus détesté, que son patron lui-même tient à l'écart, tant ça pue ? Ce pauvre type mériterait aussi un peu de pitié, mais je n'en démords pas, je hais moins le personnage que tout ce qu'il incarne. J'ai un rêve : voir un jour, avant de mourir, Hortefeux traîné devant des juges. Cela ne paraît plus si utopique ; il faudra des années sans doute, mais cela m'aide à vouloir vivre longtemps.


— Casse-toi, sarkonnard.
L'Immigration bénissant son Bienfaiteur.

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Faudra-t-il que je vive centenaire pour revoir un maire de gauche dans ma bonne ville ?

On votait donc ce mois-ci à Chèvres. Après un premier tour encourageant, où notre liste écolo a dépassé les 10% aux municipales comme aux cantonales, certains ont pu croire au miracle, d'autant que PS et Verts avaient reçu le renfort du Modem ; mais au second tour les dignes habitants des coteaux, apeurés, sont descendus de leurs verdoyants séjours pour assurer au maire une réélection pépère. Il aura eu la trouille pendant une semaine, c'est mieux que rien. Et maintenant nos riches concitoyens peuvent se rendormir tranquilles.

Oh, ce n'est pas un mauvais bourge, Monsieur le Maire-Conseiller-Général. Il ne fut pas néo-nazi dans sa jeunesse, comme certains ténors UMP du coin. Bien poli, il a fière allure dans sa voiture avec chauffeur.

C'est simplement un homme d'une autre planète, d'un autre temps, survivant d'un monde où l'on consommait sans réfléchir, où l'on ne se posait pas de questions au-delà du profit immédiat et du bien-être de quelques uns.

Sa fille est ministre. Elle fait l'écologie dans un gouvernement de droite ! Comme quoi dans la famille on a le sens du paradoxe et de l'humour.


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En mai, on redira merde à Monsanto. On mangera végétarien. On repartira sur la route avec Kerouac. On lira des vers classiques et d'autres moins. Flaubert sera là encore et toujours.









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Encore maintenant me faire inattentif et me reposer, c'est tout mon art. J'ajourne de penser. Cela me permet des prises hardies. (...) J'admire mes pensées de paresseux ; elles dépassent de bien loin ce que j'ai rêvé dans les temps de l'ambition.



2


Maxima in minimis miranda natura.

C'est dans les infimes détails qu'il faut admirer la nature.



3


Ce n'est pas en pleine lumière, c'est au bord de l'ombre que le rayon, en se diffractant, nous confie ses secrets.









L'HOROSCOPE DES BÉDÉRASTES


TAUREAU du 21 avril au 21 mai


Les Taureaux doivent s'attendre à un allongement des jours, un accroissement des températures et je ne sais quoi de pétillant dans l'air qui déclenchera — entre autres — des envies de vadrouille.

Procurez-vous donc, Taureaux, les œuvres complètes de Cosey qui vous feront voyager à moindres frais entre l'Asie et l'Amérique ou ne serait-ce qu'en Italie, mais vous ne serez pas moins dépaysés par son Helvétie natale dans le très beau À la recherche de Peter Pan, mystérieux et planant comme toutes les histoires du maître.


Dessin : Cosey.
Tiré de À la recherche de Peter Pan (Le Lombard).

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