ÉCRIRE / TRADUIRE


Toute ma vie je me suis rêvé en écrivain. Je le suis devenu quand j'ai accepté enfin d'abandonner cette chimère et d'être uniquement, pleinement, traducteur. J'avais quarante ans.

Ce qui m'a permis alors de sauter le pas, c'est sans doute l'arrivée de l'ordinateur : moi qui me noyais dans les réécritures continuelles, il m'a mis la tête hors de l'eau.


Je n'ai jamais vraiment délaissé la traduction pour l'écriture. En 1992, pour la première fois, j'ai passé pendant des mois le plus clair de mon temps à écrire. Un livre à moi, pour la première fois ! Je me sentais comme un valet qui enfile en douce les habits du maître.


Aujourd'hui les deux bonshommes en moi coexistent poliment. Le type des écritures perso, qui gagne moins, est assez lucide et bien élevé pour ne pas trop s'étendre, et le traducteur affecte gentiment du respect pour lui, sachant que trop le brimer pourrait l'aigrir.

S'ils s'entendent plutôt bien, c'est aussi que leur alternance apporte repos et soulagement à tout le monde. Changer de douleur, ça fait du bien : passant de l'un à l'autre, on échange les contraintes du chemin balisé qu'il faut suivre contre les angoisses de la route à tracer dans le désert ; on quitte le poids de l'esclavage pour le fardeau de la liberté.

Mais non : la douleur, je ne la sens pratiquement pas. Il y a surtout du plaisir, ou du moins la cessation d'une autre souffrance : rester quelques heures sans pouvoir tricoter mes phrases.


Mais faut-il vraiment tout opposer ? Écrire, traduire, ça rime. On tapote en face d'un écran. On utilise pour l'essentiel les mêmes dictionnaires. Et passé le premier jet, qui est en écriture la phase la plus brève, la plus extrême (là, c'est vrai, on peut connaître le paradis ou l'enfer, à tour de rôle voire en même temps), on se retrouve dans les deux cas devant un texte à limer, à polir, qu'on laisse et qu'on reprend tranquillement autant de fois qu'il le faut. Petit travail d'artisan patient. Bonheur simple, bien rond, bien plein.


En s'adonnant aux deux, se disperse-t-on ?

On dirait qu'au contraire on se rassemble, que chacun des deux mène à l'autre, aide à mieux pratiquer l'autre. En écrivant soi-même, on aide le traducteur à mieux se mettre dans la peau de son auteur, de comprendre de l'intérieur comment ça fonctionne, un texte ; en traduisant on apporte à l'écrivain une dextérité, un tour de main, car si l'écrivain est un acteur qui ne joue jamais que son propre rôle, le traducteur, lui, doit être capable d'en jouer plusieurs, ce qui implique l'acquisition consciente et méthodique d'une technique. Le traducteur analyse davantage que l'écrivain — même s'il me semble qu'en traduction aussi l'instinct est primordial, que malgré notre science et nos calculs nos meilleures trouvailles sont dues à l'inspiration, ce nom qu'on donne à notre pensée moins consciente.


L'écrivain qui traduit : un coureur cycliste sur route qui ferait de la piste pour devenir plus souple et plus malin.


Il faut l'avouer : le plus excitant, c'est tout de même l'écriture. Le traducteur est un mulet docile, l'écrivain un poulain échappé. Mais l'acte de traduire, moins égocentrique, nous fait accéder aux charmes austères de la bonne conscience. Le traducteur se met, du moins en apparence, au service d'autrui. C'est une sage femme qui met au monde les enfants des autres ; une espèce d'Orphée qui tire une Eurydice de papier hors des enfers de l'inexistence — un Orphée à l'envers, qui ne doit pas un instant quitter des yeux sa belle.


J'aime traduire le jour, et me mettre à écrire quand vient la nuit.


L'autre avantage de l'écriture, dit-on, c'est les femmes, qui prennent un verre avec le traducteur en toute amitié avant d'aller se donner à l'auteur...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°54 en mars 2008)