Les poèmes de Sakhtoùris publiés sur publie.net sont accompagnés d'un assez long Carnet du traducteur, dont j'extrais ces brèves remarques sur le rythme.
Le rythme, c'est l'essentiel, la base de tout, dans tous les textes. Et notamment chez Sakhtoùris. Il faut l'avoir entendu marteler ses textes pour s'en rendre compte.
Difficile à théoriser, ce travail sur le rythme. J'avance au feeling : tel vers sonne juste, l'émotion a trouvé sa cadence ; tel autre est mou et plat, il faut le réduire, ou parfois l'allonger. Et puis ce qui compte, c'est moins le vers en lui-même que sa relation aux précédents, aux suivants.
— «Ce n'est pas un hasard».
Ce n'est pas un hasard si je vis plus loin
La nuit est venue de l'autre côté tandis que je regarde
les maisons blanches et les maisons noires
Le v.1, 6+5, à la fois vif et carré, ça va.
Le v.3, 4+5, en fait 4+1+4, ça va aussi, bon équilibre.
Le v.2, ça ne va pas. Mou, informe. À moins de prononcer «v'nue», «d'l'autre», sans par ailleurs élider l'e muet de «je» ? Ce qui donnerait 8+6, rythmes pairs bienvenus entre deux vers plutôt impairs, mais de telles contorsions ne sont pas naturelles. Et pas moyen d'arranger ça ! Pour finir je laisse en l'état : c'est près du début sans être l'attaque, or s'il y a un endroit où le rythme a le droit de se chercher, c'est bien là. En fin de poème, évidemment, j'aurais dû agir.
Dans certains poèmes, ou fragments de poèmes, le rythme l'emporte, il faut lui sacrifier presque tout le reste :
— «Le lièvre fou».
Trois strophes identiques : quatre vers, long / court / long / court, les longs deux fois plus longs que les courts.
J'essaie un schéma aussi régulier : 8 / 4 / 8 / 4. Ça ne colle pas. Les derniers vers de chaque strophe en sortiraient trop mutilés. Je lâche un peu de lest : 8 / 4 / 8 / 5.
Il s'en allait le lièvre fou
il s'en allait
passait les haies le lièvre fou
tombait dans la boue
Le résultat est différent, mais guère moins expressif. L'essentiel est que les trois strophes soient identiques.
Qu'ai-je dû modifier pour tenir mon rythme ? «Il courait les chemins» devient «Il s'en allait» ; «évitait les fils de fer» (les clôtures) devient «passait les haies» ; «les cœurs suintaient le sang» devient «les cœurs saignaient». Peu de chose en somme.
«Le lièvre fou», poème rimé, m'amène à parler des rimes et assonances — la rime fait elle aussi, après tout, partie du rythme.
Il s'en allait le lièvre fou
il s'en allait
passait les haies le lièvre fou
tombait dans la boue
l'aube luisait le lièvre fou
la nuit s'ouvrait
les cœurs saignaient le lièvre fou
le monde luisait
ses yeux s'embuaient le lièvre fou
sa langue enflait
il gémissait insecte noir
la mort dans la bouche
Dans ce poème-là j'ai ressenti le besoin d'en rajouter par rapport au grec, d'autant que j'ai dû, à l'avant-dernier vers, supprimer un «lièvre fou», «il gémissait insecte noir» ayant pris toute la place.
Mes rimes sont pratiquement venues toutes seules, par chance : allait / boue ; s'ouvrait / luisait ; enflait / bouche.
Mais dans l'ensemble Sakhtoùris pratique peu la rime, et je suis le plus souvent amené à la fuir : pour que chaque vers se détache, il faut qu'il fasse entendre un son différent. Les rimes lient et diluent.
— «Les cloches»
Quand les cloches
sonneront à nouveau
nous nous envolerons
comme les oiseaux
Que nous dit-elle, cette phrase ? On sonne la cloche, hop les oiseaux s'envolent, tout est en ordre, tout baigne. Ce qui manque : la surprise, le miracle, l'envol ! Laissons donc les oiseaux à la fin, ils sont l'essentiel, et faisons en sorte que le son [o] de la fin soit quelque chose de neuf. Par exemple :
Quand sonneront
de nouveau les cloches
nous nous envolerons
comme les oiseaux
Dans «Hydra», de même, ces «baisers amers» qui riment avec «mer» me gênent. J'en suis réduit à des «baisers d'amertume» dont la joliesse ne m'emballe pas trop, mais que faire d'autre ? La notion d'amertume est ici nécessaire — comme dans tant de textes grecs...
Si, dans «Le voyage», je n'ai pas écrit «Puis il a ouvert ses ailes et s'est envolé au ciel» mais «Puis il a ouvert ses ailes et s'est envolé», c'est moins par souci de concision que pour éviter ce [el] redoublé qui faisait piétiner le vers, l'empêchant de s'envoler.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°53 en février 2008)