OISEAUX MOQUEURS


To kill a mockingbird, de Harper Lee, publié en 1960, a connu un succès immense (30 millions d'exemplaires vendus dans le monde entier). En France, le livre est d'abord paru à une date que j'ignore, sous le titre Alouette je te plumerai, dans une première traduction qu'on dit problématique. En 1989, nouvelle traduction, critiquée elle aussi ; elle sera revue par un troisième traducteur pour la nouvelle édition de 2005, le titre devenant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. C'est cette traduction que j'ai entre les mains. Un internaute la qualifie de «très soignée». Voyons.


Francis grinned at me. «You're mighty dumb sometimes, Jean Louise. Guess you don't know any better, though.»

«What do you mean ?»

«If Uncle Atticus lets you run around with stray dogs, that's his own business, like Grandma says, so it ain't your fault. I guess it ain't your fault if Uncle Atticus is a nigger-lover besides, but I'm here to tell you it certainly does mortify the rest of the family—

«Francis, what the hell do you mean ?»

«Just what I said. Grandma says it's bad enough he lets you all run wild, but now he's turned out a nigger-lover we'll never be able to walk the streets of Maycomb again. He's ruinin' the family, that's what he's doin'.

Francis rose and sprinted down the catwalk to the old kitchen. At a safe distance he called, «He's nothin' but a nigger-lover !»

«He is not !» I roared. «I don't know what you're talkin' about, but you better cut it out this red hot minute !»

I leaped off the steps and ran down the catwalk. It was easy to collar Francis. I said take it back quick.


Passage pris presque au hasard — j'ai seulement veillé à ce qu'il contienne du dialogue. Et voici la traduction n°3 (ou 2 bis) :


Francis me décocha un sourire moqueur.

Tu es drôlement bouchée, à certains moments, Jean Louise. J'imagine que tu n'es pas au courant de ce qui se passe.

De quoi ?

— Si Oncle Atticus te laisse jouer avec les chiens errants, ça le regarde, comme dit Grand-mère, et c'est donc pas ta faute. J'imagine que c'est pas ta faute non plus s'il aime les nègres, mais j'aime mieux te dire que toute la famille en est mortifiée...

— Francis, que diable racontes-tu ?

Tu as très bien compris. Grand-mère dit que c'est déjà assez grave de vous laisser devenir des sauvageons, mais que si, maintenant, il se transforme en ami des nègres, on ne pourra plus se montrer dans la rue à Maycomb. Il est en train de nuire à toute la famille, figure-toi.

Il se leva et descendit en courant le chemin de planches qui menait aux anciennes cuisines. Quand il se sentit en sécurité, il lança :

— C'est rien qu'un ami des nègres !

Je rugis :

— C'est pas vrai ! Je sais pas de quoi tu parles, mais tu vas ravaler ce que tu viens de dire !

Dévalant les marches, je courus à sa poursuite. Je lui mis facilement la main au collet et lui dis de retirer immédiatement ce qu'il avait dit.


Voilà donc ce qu'on appelle une traduction soignée. De fait, il n'y a pas d'erreurs, et «ça coule bien» comme on dit, à peu près. Pourtant, si on lit l'anglais dans la foulée, on entend tout de suite ce qui cloche : c'est trop lent, et trop guindé. On a perdu la tension, la force nerveuse, le swing qui font la magie de l'anglais, ainsi que la vivacité du ton. Ce sont là les deux défauts traditionnels des traductions de l'anglais : tempo poussif, peur de l'oralité.

Ligne 1, onze syllabes au lieu de cinq ! D'accord, le français sera toujours un peu à la traîne, mais on aurait pu tout de même réduire l'écart. Le «sourire moqueur» au lieu du sens littéral (to grin = sourire en montrant les dents), bonne initiative, mais pourquoi ce «décocher» inutile et trop soutenu, au lieu, par exemple, de «Francis fit (ou eut) un sourire moqueur» ?

«Drôlement bouchée», très bien.

Au lieu de «à certains moments», j'aimerais mieux «par moments».

Il «aime les nègres», très bien, mais il aurait fallu garder l'expression plus bas, la répétition fait de l'expression une sorte de formule, d'injure figée, et puis «aimer les nègres» c'est mieux, plus brutal, que «ami des nègres».

Le pire : ce «que diable racontes-tu ?» totalement improbable dans la bouche de cette enfant, aussi déplacé qu'une cravate avec des tongs. Si «the hell» pose problème, mieux vaut le virer, quitte à rajouter un juron un peu plus loin. «Francis, qu'est-ce tu racontes ?» Ou «Enfin Francis...»

Les «sauvageons» ne valent guère mieux. C'est une parole d'adulte, et encore, d'adulte vieux jeu — pardon, m'sieur Chevènement. Il y a cent façons de traduire «run wild», y compris «faire les fous». «Devenir des sauvages»... me semble un compromis prudent.

«En train de nuire», encore du français macaronique. On n'a pas besoin de «en train de», «nuire» est trop distingué, mieux vaut un quasi faux-sens comme «il fait du mal». Et si «figure-toi» n'est pas mauvais, un «voilà ce qu'il fait» me semble meilleur encore, car plus affirmatif, quoique plus long — on pourrait même aller jusqu'à «voilà !»

«Quand il se sentit en sécurité» ? «Une fois en lieu sûr» est deux fois plus court...

«this red hot minute !» est totalement passé à l'as, et pourquoi pas s'il n'existe aucun équivalent à la fois imagé et bref. Pourtant un coup d'œil au Bouquet des expressions imagées me donne déjà «fissa» et «et que ça saute !», et si cela ne convient pas il y a toujours «vite fait», c'est mieux que rien.

Quant à «immédiatement», ce traînard calamiteux, il pourrait aller dormir en confiant le boulot à «tout de suite».

Bref, on attend la quatrième traduction...



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°52 en janvier 2008)