POTTER ET SON PIRATE


On en parle beaucoup dans les gazettes, de ce lycéen qui aurait traduit tout seul, en un temps record, tout un tome de Harry Potter, et dont la traduction serait — c'est la police qui le dit, donc c'est vrai — d'une qualité «quasiment professionnelle».

Cette histoire-là me cause un profond malaise — non, deux.

Premier malaise : on nous annonce benoîtement l'apparition d'un enfant génial, d'un Rimbaud de la traduction, capable à seize ans d'égaler en qualité, de dépasser en rapidité le traducteur officiel, Jean-François Ménard, vieux routier bourré de talent et d'expérience, l'un des grands noms de la profession. Quand on sait le nombre d'années qu'il faut pour former un traducteur, la somme de connaissances nécessaires, toutes les recettes, les ruses, les automatismes à acquérir... On pourrait aussi bien nous annoncer qu'un bambin à tricycle vient de gagner le Tour de France. Les journalistes titulaires se reposent-ils en août, laissant la place à des remplaçants à peine pubères qui écrivent n'importe quoi ? Ou les titulaires eux-mêmes sont-ils assez inconscients de ce que représente le travail de traduction pour gober, puis nous faire gober un conte de fées pareil ? À moins que le jeune surdoué ne soit un sorcier ?

Bref, je n'y crois pas trop. Sans doute apprendrons-nous que le petit Mozart n'était pas seul. Mais ce fait-divers ne m'inspire pas seulement les sentiments corporatistes étalés ci-dessus. Mon principal malaise concerne l'aspect financier de la chose. On a dit que le jeune homme était passible de prison et d'une amende colossale. Je comprends qu'il faille des lois pour protéger les auteurs, les traducteurs, les éditeurs contre d'éventuels pirates. Le problème, c'est l'application de la loi. Je ne pense pas que l'auteur milliardaire, Mrs Rawling, et nos chères éditions Gallimard soient des vautours prêts à sucer le sang d'un enfant pour quelques euros de plus. Je veux croire qu'ils réclameront une sanction purement symbolique. N'empêche, le seul fait que ce garçon, sans doute réellement doué, qui a toute ma sympathie, soit considéré comme un criminel et récompensé par une comparution devant le juge, voilà qui me frappe comme une obscénité. Le fric nous a-t-il donc à ce point privés de notre âme ? J'espère que le dangereux faussaire tombera sur un bon juge — il y en a sûrement... Et je serais très heureux, le moment venu, d'accueillir ce jeune flibustier à notre master de traduction de Charles V.

Oui, j'ai un problème avec ces histoires de droits, ces protections sans doute nécessaires, mais qui risquent toujours de virer au carcan, à l'abus de pouvoir, à l'injustice. J'ai trop souffert d'héritiers abusifs qui m'empêchent de publier mon travail, de traductions existantes qui m'empêchent de retraduire à mon tour — alors qu'un texte ne s'épanouit vraiment qu'au moment où il est traduit plus d'une fois. L'immense Axion esti d'Odyssèas Elỳtis est disponible dans une seule traduction, merdique, laquelle barre tout accès au texte. Je ne peux pas donner à lire ma version des Trois poèmes secrets de Sefèris, sous prétexte que MM. Bonnefoy et Gaspar ont publié la leur, il y a des dizaines d'années...

Si, je peux. Sur volkovitch.com. Voilà pourquoi Internet m'est si précieux, pour les quelques années qui nous restent avant que là aussi les barbelés quadrillent la prairie à jamais. Je peux encore ici tourner subrepticement les lois — à condition que l'audience du site reste discrète. Le seul salut, désormais, c'est l'anonymat. Je gémis bien un peu parfois de traduire et d'écrire pour si peu de monde, mais cette obscurité, ou cette pénombre, est ce qui me permet d'exister. Si mes poètes grecs se vendaient, je ne le sais que trop bien, un plus malin que moi viendrait me piquer le boulot et palper l'oseille.

En attendant, avis aux amateurs : si quelqu'un s'avise de retraduire après moi, je ne lui réclamerai pas le tas d'or qui lui tombera dessus, mais seulement qu'il me paie un pot, en toute amitié confraternelle.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°48 en septembre 2007)