PRÉLUDE


The winter evening settles down

With smell of steaks in passageways.

Six o'clock.

The burnt-out ends of smoky days.

And now a gusty shower wraps

The grimy scraps

Of withered leaves about your feet

And newspapers from vacant lots ;

The showers beat

On broken blinds and chimney pots,

And at the corner of the street

A lonely cab-horse steams and stamps.

And then the lighting of the lamps.


J'étais en seconde quand notre professeur d'anglais nous fit découvrir ce poème de T.S. Eliot intitulé «Prelude». Le texte, dans le manuel, était accompagné de sa traduction. Notre maître nous fit voir les beautés du poème, puis celles de sa version française ; j'ai un peu oublié le détail de l'analyse, mais pas le ton respectueux de M. Mourot prononçant le nom du traducteur : Pierre Leyris.

Cette traduction, je l'ai retrouvée une dizaine d'années plus tard, quand je me suis offert les poèmes d'Eliot en version bilingue au Seuil :


Le soir d'hiver choit dans les ruelles

Parmi des relents de grillade.

Il est six heures.

Les mégots de jours enfumés.

Voici que l'averse en bourrasque

À nos pieds plaque

Des bribes de feuilles souillées

Et de vieux journaux arrachés

Aux terrains vagues ;

Contre les jalousies brisées

Et les tuiles des cheminées

L'averse bat ;

Un cheval de fiacre esseulé

Au coin de la rue piaffe et fume.

Puis les réverbères s'allument.


Entretemps Leyris avait retravaillé sa traduction : le v.1, je m'en souviens (je connaissais alors V.O. et V.F. presque par cœur), était à l'origine «Le soir d'hiver choit aux ruelles», et le v.3 «Les bouts éteints des jours fumeux». En effet, «dans les ruelles» est meilleur, il évite un hiatus ou une liaison également pénibles ; quant aux mégots, ils rétablissent une image qui sans eux resterait dans les limbes — M. Mourot avait dû nous expliquer le sens de «cigarette ends» pour éclairer ce vers, et sa seule critique à Leyris portait sur ces «bouts» trop vagues.

Pour ma part je ne suis pas totalement satisfait encore : «enfumés» me paraît trop lié à la fumée du tabac dans les maisons ; je préfère «fumeux» pour son plus grand vague et ses sonorités mieux accordées (le [an] trop sonore, le [é] trop clair) ; pourquoi pas «Mégots éteints des jours fumeux» ? Leyris n'a pas osé la suppression de l'article, non plus que celle du verbe au v.3. Mais le reste, quelle splendeur !

Je n'avais pas tout saisi à l'époque : même en 73, je n'avais pas remarqué que Leyris maintenait d'un bout à l'autre un schéma rythmique très régulier, alternant 8 et 4 syllabes. Mais le plus important du message était passé, j'avais déjà senti vaguement ce balancement cadencé, repéré la correspondance des schémas rythmiques, la souplesse des transpositions, l'allitération «steams and stamps» rendue par d'autres phonèmes («piaffe et fume»), la rime finale préservée — tout l'éventail des contraintes et des libertés. Pierre Leyris et Jean Mourot avaient fait comprendre l'essentiel au petit lycéen de quinze ans : l'écriture, et la traduction à sa suite, sont avant tout affaire de musique. Il ne pouvait y avoir meilleure leçon inaugurale pour moi que ce petit poème, prélude à l'œuvre du poète, prélude à mon parcours en traduction, scène fondatrice et source encore vive aujourd'hui, quarante-cinq ans plus tard.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°46 en juillet 2007)