Paris, samedi 24 mars 2007. Dans la grande salle de l'hôtel de Massa, propriété de la Société des gens de lettres, se tient l'Assemblée générale de l'Association des traducteurs littéraires de France, neuf cents membres, dont je fais partie depuis plus de vingt ans.
Je fus longtemps très assidu à cette réunion annuelle, ainsi qu'à l'A.G. d'ATLAS, sa petite sœur, qui organise nos rencontres d'Arles ; j'ai été membre du Conseil d'ATLAS pendant une dizaine d'années avant que l'accumulation d'autres tâches, l'usure et des questions de personnes ne m'en détournent. Ces dernières années j'ai dû sécher l'A.G. de l'ATLF ; je tenais absolument à y être cette fois-ci, malgré la somnolence invincible qui me terrasse chaque jour après le déjeuner (couché trop tard, levé trop tôt). Je pique du nez d'autant mieux que les débats sont aujourd'hui, comme souvent, d'une technicité qui me dépasse, moi que la traduction ne fait pas vivre et qui ne comprends rien aux chiffres. Bref, malgré la qualité du débat, je suis dans le brouillard.
Si du moins nous avions une de ces belles empoignades de jadis... Je me souviens de duels saignants, du temps où deux ou trois caractériels flamboyants, opposants systématiques, mettaient l'ambiance. Ce siècle-ci, c'est plutôt calme, hélas ; l'emmerdeuse de service est solitaire et du genre pisse-froid plus que cracheuse de flammes. Pas de quoi me réveiller.
Mélancolie. Je repense à tous ceux que j'ai connus là naguère et qui ne viendront plus : combien d'entre nous sont morts, parfois si jeunes encore, Laure, Françoise, François Xavier, Elisabeth, Elmar, Antoine, Jean, Michel, Jacques, Rémy, Claire, Sylvère... À croire que traduire tue... Il y a aussi des survivants devenus fantômes, comme Annie, qui désormais écrit à plein temps. Et le mystérieux Philippe, artisan admirable, que devient-il ? Je n'ose même plus lui téléphoner dans sa lointaine banlieue pour avoir de ses nouvelles. Quant aux présents, l'âge a marqué les visages, les flambant neufs d'autrefois sont déjà presque des vieillards...
Lucette, me saluant : Ça fait cent ans qu'on ne t'a pas vu, je ne t'ai pas reconnu !
Ah, la vache. Heureusement que je ne me vois pas.
Pas de panique, la relève arrive : sur les quatre-vingt présents, je compte une bonne douzaine de mes ex-étudiantes chéries à Charles V, dont trois, Cécile, Sylviane et Delphine, actives au Conseil de l'ATLF. De les voir si délurées, tandis que moi je roupille (pas seulement au sens propre), je commence à me sentir patriarche encadré sous verre — alors que chez moi devant l'écran, il y a encore en moi, aux côtés du vieux sage, un remuant apprenti qui l'asticote.
Je suis venu saluer ces jeunes, et aussi quelques amies chères trop rarement vues ces derniers temps, qui ne manquent jamais une réunion et portent nos associations sur leurs épaules : Laurence et Valérie, piliers de la revue TransLittérature ; Hélène, nouvelle présidente d'ATLAS ; Françoise, aujourd'hui directrice du Collège d'Arles, qui connaît les rouages du monde éditorial mieux que personne, dotée d'une force de conviction sans égale ; enfin, présidente de l'ATLF depuis nul ne sait plus combien d'années, Jacqueline, dévouée entre toutes, à la fois pragmatique et tenace, incarnation de la sagesse. Je ne me souviens pas d'avoir jamais été en désaccord avec l'une d'elles. Je n'imagine pas notre combat sans elles. Avec elles aux commandes, je peux dormir sur mes deux oreilles.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°43 en avril 2007)