DONNER DE LA VOIX


La publication des mes vingt-quatre fascicules bleus dits Cahiers grecs, si confidentielle fût-elle, et surtout le succès de l'anthologie Poésie / Gallimard — qui accueille quarante poètes, dont tous ceux présents dans les Cahiers — m'ont valu des invitations un peu partout en France : Lyon, Marseille, Rennes, Orléans, Belfort, Grenoble, Montpellier, Paris, pour présenter à chaque fois une poignée de poètes devant des auditoires peu fournis, mais d'une étonnante ferveur. Les catacombes où se réfugie chez nous la poésie sont excellemment peuplées.

Ce travail de VRP poétique m'apparaît comme le prolongement nécessaire du processus de traduction. Un livre est une ébauche, un tremplin. Une partition qu'il faut convertir en musique. Mettre ainsi les mots en voix, c'est rendre la poésie à ses racines, à son essence, la ramener au chant des origines.

Travail, disais-je ? Il y a là surtout un plaisir profond — à condition que le traducteur puisse lire lui-même sa version française, au lieu de l'entendre massacrée, comme il arrive deux fois sur trois, par un comédien parachuté. Si l'on a su traduire le poème, c'est pour l'avoir senti, saisi dans ses rythmes, sa respiration, ses couleurs, ses nuances ; traduire, c'est en même temps apprendre à dire. La récompense de mon long travail silencieux, c'est l'instant magique où le poème s'incarne, où sorti de ma bouche il éclot comme une fleur, va chuchoter ses secrets aux oreilles d'une assistance confidentielle, comme on dit si bien, faisant parfois luire une larme au coin de l'œil d'une inconnue au premier rang. Pour cela, pas besoin de grands effets, de trémolos. Au contraire, il convient de lire comme font les poètes eux-mêmes, gens plutôt discrets — au moins les bons —, qui en principe laissent parler le poème ; qui ne caracolent pas, l'air bravache, en éperonnant la bête, mais l'accompagnent humblement, marchant à côté d'elle : l'homme ici est peu de chose, gloire au cheval.

Je rêve que la technologie nous offre un nouveau cadeau : qu'à la présence écrite du poème, à quoi je demeure tendrement attaché, elle ajoute une présence vocale — ou plutôt non, pas une, mais plusieurs, comme sur les vidéo-cassettes DVD ; qu'on ait le choix entre lire le texte, à haute voix dans sa tête, et entendre soit la version originale lue par l'auteur, soit la traduction (avec variantes ?) dite non seulement par le traducteur, mais aussi par quelques bons comédiens, tels ceux que choisissaient pour mes protégés, dans leur émission Poésie sur parole, André Velter et Jean-Baptiste Para ; que les lectures de chacun elles-mêmes soient multiples (et renouvelables ?), et qu'ainsi la parole enregistrée, comme la parole vivante, devienne elle aussi mobile, chatoyante, imprévue, toujours neuve.

«J'ai fait deux cents kilomètres pour écouter les poèmes de N.,» me dit un jour une inconnue dans je ne sais plus ville. Comment dès lors grogner contre les fatigues du voyage et le travail laissé en plan chez moi ? Comment ne pas se sentir, tout compte fait, aussi riche qu'un pondeur de best-sellers ?



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)