ENFIN CRITIQUÉ !


La carrière d'un traducteur ? Un long désert de silence ponctué de maigres oasis — les allusions à son travail dans un article ou un colloque. Allusions presque toujours favorables : on ne déboulonne que les statues des grands de ce monde. Les besogneux sont laissés à leur néant. Seul, à ma connaissance, mon confrère G., dont les bourdes sont célèbres, a obtenu deux fois l'honneur d'une fessée déculottée dans la grande presse. C'est dire que la moindre critique négative est accueillie par nous avec une forte curiosité, doublée d'un sentiment de fierté légitime : Ça y est, j'existe ! Je suis connu !

En ce qui me concerne, je me doute bien qu'on chuchote derrière mon dos, mais on se cache et je n'entends rien. Quant aux deux offensives écrites que j'ai subies jusqu'ici — à ma connaissance —, elles sont restées confidentielles au point de compter pratiquement pour du beurre.

La première fois, en 1990, mon travail sur La fin d'une petite ville de Dimìtris Hadzis fit sortir de ses gonds Nìkos Parànoglou, auteur d'une monumentale biblio sur cet auteur dont il se sentait propriétaire. Il me remit en mains propres un opuscule de plusieurs pages répertoriant toutes mes erreurs dans la traduction d'un court extrait — une correction par mot, ou presque. Sa conclusion : j'avais totalement falsifié le sens du texte, y compris sur le plan politique, ma version constituant, ni plus ni moins, la partie émergée d'un vaste complot stalinien occulte.

La grandiose démesure de l'attaque, à vrai dire, portait quelque peu atteinte à sa crédibilité. Le second assaut, l'an dernier, mérite plus d'attention.

Spathis Sermonàkis, anthropologue, spécialiste des marginaux dans la société grecque, a repéré les chansons rebètika traduites par Lacarrière et moi pour l'excellent éditeur Christian Pirot (cf. MADE IN GREECE). Nous ayant lus, il publie un assez long article dans une revue d'ethnologie sous le titre : «De l'objet ethnologique à l'objet littéraire : la conversion risquée». D'où il ressort que notre approche a été tout sauf scientifique ; les amateurs que nous sommes ont commis un tas d'erreurs. Surtout, nous avons gravement faussé le sens de ces rebètika. Les chansons vues par la «littérature savante» sont comme les objets exposés dans les musées d'art populaire : «Détachés de leur contexte, amputés de leur fonctionnalité sociale, irrémédiablement appauvris dans leur sens et dans leur symbolique, ils font naître le sentiment chez le visiteur qu'ils ne sont là — sagement couchés derrière leurs vitrines — que pour confirmer la domination de la culture bourgeoise sur toutes les autres ou pour évoquer l'acte fondateur de leur constitution en curiosités exposables : le pillage.» Pauvres rebètika «folklorisées», transformées en «objets esthétiques», arrachées à leur terreau, à leur terroir par ces deux étrangers, Jacques et Michel pilleurs de tombeaux ! salauds de bourgeois ! esthètes ! colonialistes !

Ce réquisitoire le prouve : tiers-mondisme et nationalisme peuvent parfaitement s'accorder...

Un seul moment de fraîcheur dans ce pensum pincé : lorsqu'on surprend chez le donneur de leçons, fugitivement, derrière le Dr Jekyll marxistement correct et pisse-froid, un Mr Hyde jouisseur, naïf goûteur de mots, qui fait avouer à l'autre que dans ces traductions «on pourrait même dire que, parfois, le souffle passe». Grands dieux ! Mais aussitôt le puritain se ressaisit, se réfugie dans sa raide et grinçante armure d'idées, derrière son bouclier de mots abstraits, glacés, violents.

Ce que nous avons fait subir à ces chansons ? «L'aliénation de leur surface signifiante par rapport à leur signifié» ! Horrible, en effet.

Je crois deviner ce que notre censeur souhaitait : une édition savante, collant à la lettre du texte, sacrifiant nécessairement la musique des mots, sérieuse et boiteuse, avec pour béquilles une foule de notes et une longue préface — qu'il rédigerait lui-même dans son jargon d'autrefois.

Cet homme et moi ne parlons pas la même langue. Ni de la même chose. Les notions d'»esthétique», et même de «littérature», dont il se gargarise, me sont étrangères. Sa façon de désigner les rebètika comme des «objets» me consterne. Moi, j'ai affaire à du vivant. Ma mission : faire des enfants, les aider à venir au monde. Nous assistons ici à l'impossible dialogue entre un découpeur de cadavres et une tendre nounou.

Pas commode, le vivant. Ça bouge, ça va de travers, ça bave, ça déborde. On fait des erreurs, pas toujours voulues. Le résultat, on le sait, ne sera pas parfait comme les saints du catéchisme, mais gauche comme la vie elle-même. L'important : que ça palpite, que ça respire un peu. «Parfois, le souffle passe...» Au fond tu as bien raison, camarade : c'est là précisément ce qu'un traducteur peut espérer de mieux.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°41 en février 2007)