UNE LONGUE PHRASE


Dans les trente pages du «Vent d'Anatolie» de Zyrànna Zatèli (cf. MADE IN GREECE), le plus difficile est venu au tout début. La nouvelle commence par une phrase périlleuse, longue mais surtout pleine à craquer de parenthèses et de subordonnées qui s'intercalent, interrompant la suite des idées au point que le lecteur doit s'y reprendre à deux fois — et le traducteur à plus de deux... Pas question de couper, naturellement ! La longueur de chaque phrase est un élément essentiel ; plus la phrase est longue, plus cette longueur fait sens et moins il faut la couper. Même chose pour la complexité de la syntaxe : réorganiser, simplifier, ce serait oublier que cette complication elle-même, en principe, est voulue.

Il arrive, évidemment, que le sens de cette complication ne nous saute pas aux yeux. Ici, j'ai d'abord un peu pesté, voyant dans ce geste initial un exhibitionnisme de jeune écrivain qui veut montrer ce qu'il sait faire ; regardant mieux, j'ai compris qu'il y avait là sûrement une sorte d'épreuve initiatique : on dit adieu à la profusion, la richesse du monde, pour atteindre à un certain dénuement ; on passe par un labyrinthe, un sas par où l'on débouchera, comme la narratrice, de l'autre côté — la petite rue en question, c'est l'entrée d'un autre monde.

Respecter l'auteur, d'accord. Mais au fil de mes quatre ou cinq réécritures, je suis conscient d'avoir tout de même un peu, disons... aménagé le texte. Certains jugeront qu'en allégeant j'ai eu la main lourde, que j'ai trop lissé, normalisé, trop jeté surtout ; d'autres m'accuseront de n'être pas allé assez loin...

Voici d'abord une version brute de décoffrage :


Je passais par la rue que je connaissais les yeux fermés, aux gros pavés noirs et blancs, et quand j'arrivais à la bijouterie de Naoum, qui avait la manie de mettre des pompons aux chats, à leurs oreilles, alors qu'il aurait pu mettre de vraies boucles d'oreilles si bien que cela aurait valu la peine (les chats ne supportaient pas ce poids soudain et inhabituel, ils agitaient la tête, gênés, poussant des miaulements menaçants et tiraient avec leurs griffes les pompons, lesquels leur coupaient les oreilles, qui heureusement n'avaient pas de sang pour couler, et ils tombaient ; on trouvait sur les pavés des pompons en kapok ou en fil de soie — pourquoi ne pas trouver des boucles en or ou en argent ? de toutes façons, c'étaient surtout ces dernières, plus lourdes, dont les chats ne voulaient absolument pas sur leurs oreilles), et quand j'arrivais devant la vitrine, chargée de bijoux sur un velours d'un rouge passé où, entre les médaillons, les broches et les bracelets, on voyait aussi des fusils flambant neufs et des cartouchières en cuir avec des cartouches et une botte de chasseur à droite et à gauche de la vitrine (Naoum était aussi chasseur), je traversais en diagonale et entrais dans une ruelle au coin de laquelle je me souvenais que se tenait, collée au mur, une jeune fille brune tendant le cou vers la rue, comme si elle craignait de tourner la tête et de regarder normalement, ou comme si elle se cachait de quelqu'un que pourtant elle attendait.


Et maintenant, mon texte final (25% de moins !) :


Remontant la rue aux gros pavés noirs et blancs que je connaissais les yeux fermés, j'arrivais à la bijouterie de Naoum, qui avait la manie de mettre des pompons aux oreilles des chats, au lieu de vraies boucles d'oreille comme il aurait dû (les chats ne supportant pas ce poids secouaient la tête, arrachaient à coups de griffes les pompons qui leur coupaient les oreilles, heureusement qu'elles ne saignaient pas, et l'on retrouvait sur les pavés ces houppes en kapok ou en fil de soie — pourquoi pas des boucles en or ou en argent, plus lourdes, que les chats eussent rejeté aussitôt ?), et passant devant la vitrine, où trônaient, sur un velours d'un rouge passé, parmi les médaillons, les broches et les bracelets, des fusils flambant neufs et des cartouchières en cuir, le tout encadré par deux bottes (Naoum était aussi chasseur), je traversais, puis entrais dans une ruelle au coin de laquelle je me souvenais d'une jeune fille brune adossée au mur, le cou tendu vers la rue, comme si elle craignait de tourner normalement la tête, ou comme pour se cacher de quelqu'un qu'en même temps elle attendait.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°40 en janvier 2007)