Arles, novembre 1996. Assises de la traduction. On m'a confié un atelier où il s'agira de traduire un poème.
Le groupe — une vingtaine de personnes — est d'une taille et d'une diversité idéales : il y a là une Grecque, deux ou trois traducteurs de grec, mais surtout une majorité qui ignore tout de la langue ; de grands noms de la traduction de poésie et des gens qui n'en traduisent jamais ; des professeurs, des étudiants ; des amis proches, des inconnus.
Le poète choisi : Nìkos Karoùzos, poète majeur mais toujours inconnu chez nous (cf. MADE IN GREECE). Je voudrais, contrairement à l'usage, proposer un poème difficile, obscur, étant curieux de voir comment mes collègues vivent cette épreuve étrange, quoique habituelle en poésie : traduire quand parfois on n'y comprend rien.
Les participants ont à leur disposition un mot-à-mot d'un prosaïsme délibéré. L'animateur, lui, s'est donné prudemment une longueur d'avance en préparant une traduction qu'il croit déjà solide (un troisième jet — en principe il y en aura cinq) ; j'ai d'autre part lu et discuté le poème avec une personne qui fut très proche du poète : elle a pu éclairer certains points, mais pas tous.
Le poème est d'abord lu en grec à haute voix. Je demande au groupe de réagir à la musique du grec, d'analyser le plaisir qu'elle procure ; j'évoque les phonèmes pour moi les plus jouissifs. Puis on travaille le texte vers par vers, sans forcément chercher à mettre au point une version commune, et sans vouloir terminer à tout prix. (Il faut prévoir une moyenne de dix ou douze vers à l'heure si l'on fait les choses à fond.)
La discussion aborde en vrac — tels qu'ils se présentent en traduction — les problèmes sémantiques et formels. Les premiers nous préoccupent moins que prévu, et j'aurais pu m'en douter : il ne s'agit pas, en effet, d'élucider en traduisant, mais de transférer les ambiguïtés, les obscurités dans l'autre langue, ce qui dans bien des cas se fait assez naturellement. Nous dégageons simplement des thèmes (ambivalence du temps...) et un vague sens global.
Nous sommes retenus davantage par les questions de musique. Les allitérations posent un problème de dosage : jusqu'où peut-on aller ? On a parfois autant de mal à les chasser qu'à les faire venir. «Peu à peu pourrit» par exemple, n'est-ce pas trop ? Mais justement, à cet endroit-là (siga-siga sapìzi), le grec n'est-il pas aussi très insistant ?
La grande question, c'est évidemment le rythme. Malgré certaines divergences sur la façon de compter les syllabes (faut-il, dans cette poésie contemporaine en vers libres, compter ou non les e muets, ce qui parfois change tout ?), on s'accorde à tenter de faire respirer le poème en alternant phases d'équilibre et de rupture (soit, en gros, rythmes pair et impair), sans pour cela calquer servilement, vers par vers, les rythmes de l'original.
Il y a aussi les inévitables moments où il faut tout de même sacrifier un peu de la précision musicale à la précision sémantique, si subalterne soit celle-ci : «plages emplies d'une vie multicolore», plus vivant, devrait, dit-on, céder la place à un «emplies d'un mouvement multicolore» qui traîne la patte — à moins qu'il n'y ait d'autres solutions ?
En cours de route, on va me corriger un contresens (vraiment, je n'en ai fait qu'un seul ?). En revanche, je maintiendrai ailleurs une formulation au bord du faux-sens, mais qui me paraît plus expressive, et plus en accord avec le sens général. Quant au reste, je constaterai que ma version provisoire était nettement plus provisoire que prévu...
Ce qui ne gâche nullement mon bonheur. Je suis tout entier au plaisir de ce travail en commun. Plaisir de me faire souffler la réponse par X, qui semble sentir les choses comme un autre moi-même, mais plus vite ; plaisir de répondre à Y ou Z, non-spécialistes aux approches différentes, mais dont les réactions inattendues parfois ne me sont pas moins stimulantes. Un pareil groupe, dans sa variété, c'est pour l'animateur un prolongement de son corps — un corps aux bras plus longs, aux yeux, aux doigts plus nombreux, plus sensibles ; une trousse à outils géante, pleine de clés, de tournevis de toutes tailles aidant à mieux démonter, puis remonter le poème dans la langue-cible.
Le plaisir est partagé, semble-t-il ; après deux heures d'efforts intenses, les participants demandent encore une demi-heure de rab pour fignoler la fin. Et l'on se sépare après ceci :
Les torrents l'été restent sans voix
et cette sciure du temps
à l'étrange odeur — les secondes
peu à peu pourrit.
Et moi, quand vais-je dessoûler?
La nuit du Cancer brouille la marche
se rit de moi effrontément et hier encore
j'étudiais de tristes quadrilatères
en m'efforçant de me sentir géomètre.
Le Scorpion de givre sombrait incroyablement.
Je me suis rappelé sans raison de merveilleuses
plages au mouvement multicolore
et la Physique soudain n'existait plus
aux lunes ensoleillées de la Préhistoire
quand les nains sautillants — quels nains? —
avec les gages de la mort, le coup de couteau
hurlants frappaient du pied le vent.
Quelle chance, ai-je dit, que nous n'ayons rien à gagner.
Quelle chance d'être toujours poussés par le temps.
Chasuble terrifiante à l'aube
aurore enveloppée d'aneth
émail rayonnant du trouble.
Je n'ai rien contre les morts et les étoiles :
ils ont toujours brillé, depuis les temps antiques.
Je ne vois que la verdure et son retour intarissable
les terribles délires de la matière.
Dans le matin nouveau grandit
le gosier du coq.
Le chien a repris ses pas.
Les premiers bus ont repris la route.
Je sens toujours le temps sur l'omoplate.
Quatre ans plus tard, pour l'Anthologie Poésie/Gallimard, je ferai trois menus changements.
— «en m'efforçant» —> «en tâchant» (l.9). L'idée étant, si je me souviens bien, de casser le rythme 4+6 trop régulier. Ce qui est idiot : il n'est pas si mal venu, ce rythme 4+3+3, insistant, un peu lourd, souligné par le laborieux triple [m] ; et j'ai échangé les sonorités fortes, expressives d' «efforcer» ([m] bientôt repris, souffle du [ff], torsion sonore du [rs] à quoi fera écho le [tr] de «géomètre»), tout cet effort laborieux de la bouche, contre une allitération en [t] maigre et purement décorative.
— «quels nains ?» (l.15) —> «des nains ?», plus léger, plus enlevé, là d'accord.
— «depuis les temps antiques» (l.24) —> «dès les temps». Il s'agit clairement d'éviter un alexandrin au profit d'un 6+5, plus dense, plus tendu. Pourquoi pas, bien que cet alexandrin-ci, à cet endroit où il convient de marquer la permanence, la régularité, ne soit pas un contresens rythmique.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°39 en décembre 2006)