Le travail du traducteur, c'est avant tout les mots sur la page, sur l'écran. C'est aussi les sorties face au public — j'en ai déjà parlé dans ces notes. Il arrive qu'on s'y rende à reculons, pestant contre le temps perdu, doutant de l'efficacité commerciale de l'entreprise. Pourtant on regrette rarement d'avoir quitté ses pantoufles. On ne sait jamais : des vocations, des collaborations, des amitiés sont nées ainsi. Et même des amours.
La table ronde à la Fondation hellénique de la Cité universitaire, le 13 octobre dernier, a été pour moi une rencontre amoureuse. Une de celles qu'on n'attendait pas — les meilleures.
Pourtant, cela n'a pas trop bien commencé. Mon rôle ce soir-là est d'interroger trois écrivains grecs sur la ville de Thessalonique. L'un d'eux est un pro de la com, il sauvera la soirée, mais le second connaît à peine la ville et le troisième, qui n'a rien compris et rien de vivant à raconter, nous endort tous en lisant son pécu. Pour meubler je suis amené à quitter mon rôle de faire-valoir, à me mettre en scène, je ressors mon topo de 1990 sur les charmes de la ville, un peu défraîchi sans doute mais peu à peu, parlant d'elle, de ce que j'y ai vécu, c'est comme si par-dessus la tête des auditeurs je m'adressais à elle, ma ville bien-aimée, comme si je rendais publique une liaison secrète. Plus encore : enhardi par les réactions de l'auditoire, en grande partie grec (le public, ce soir, a du talent), je me risque à évoquer mon différend avec la Grèce — la soirée à Thessalonique où mon éloge du passé cosmopolite de la ville avait jeté un froid glacial parmi ses notables (on ne m'a jamais réinvité), le nationalisme imbécile lors des affaires macédoniennes et kosovares, les âneries entendues alors sur les gentils Serbes orthodoxes et les Occidentaux enfants d'Hitler, la Grèce radotant soudain comme un pope sénile —, je vide mon sac et ça me soulage enfin et les Grecs en face ne râlent pas, il semblent même comprendre, approuver, pas le moindre patriote écumant, ils sont la Grèce tout entière qui m'écoute, qui me répond, nous pouvons de nouveau nous comprendre et c'est bon comme après l'orage ou un grand déballage entre amants brouillés.
Je ne traduirai pas plus pour autant. De même que je n'ai jamais moins traduit pour cause de brouille. On peut bien baiser sans amour. Traduire est de toute façon jouissif. Ou pour changer de métaphore : une nourrice peut ne pas aimer la mère, elle n'en aimera pas moins l'enfant. Mais quel soulagement de se réconcilier avec la Grèce, de remettre un peu d'émotion, de tendresse dans ce bricolage astucieux qu'est la traduction.
D'habitude, après ce genre de rencontre, on se retrouve seul, vide, morne ; cette fois au moins, j'ai connu l'euphorie, pédalant sur les boulevards de ceinture vers ma banlieue dans une nuit d'automne incroyablement chaude et douce, comme là-bas — comme si la Grèce émue, venue jusqu'à nous, me caressait le visage.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°38 en novembre 2006)