PAGES D'ÉCRITURE

N°38 Novembre 2006



BRÈVES


Raptus, roman de Diane Meur, chez Sabine Wespieser, démarre de façon guillerette : la jeune auteure se moque gentiment de ses personnages (portrait acidulé de la Femme Séductrice, p.82, un régal), elle apostrophe son héros et son lecteur, bouscule un peu la grammaire (changements de temps qui décoiffent), c'est sympa, désinvolte, léger, on s'attend à passer un bon moment. Et on le passe, mais pas de la façon prévue. Insensiblement, avec une belle maîtrise dans la progression, l'histoire dérive, la relation entre le fils (encore étudiant) et le père (homme politique de premier plan) se dégrade, le jeune héros s'enfonce dans le délire, la folie, et le roman dans le cauchemar.

C'est très fort. Elle nous a bien eus, la petite. J'espère que nous nous ferons ravoir par elle bientôt.


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Des portraits féminins épatants, on en trouve aussi dans le nouveau Grozdanovitch, Brefs aperçus sur l'éternel féminin. Les deux précédents recueils de notre homme, Petit traité de désinvolture et Rêveurs et nageurs, ont fait ronronner de plaisir un cercle sans cesse plus large de lectrices, de lecteurs aussi. L'auteur nous informe qu'il fut un as au tennis, et cela se voit : il écrit comme jouent certains champions fantasques, alternant coups sublimes et balles molles. Des histoires de femmes se succèdent, présentées comme vraies (hum... embellies sans doute), histoires charmantes, saupoudrées d'humour, rehaussées de citations choisies (quel grand lecteur ! quel fin lettré !), assorties de réflexions parfois fulgurantes. Il y a aussi des facilités, des remarques sur la lourdeur de l'époque elles-mêmes assez lourdes et quelques touches d'auto-complaisance qui pèsent un peu, mais à d'autres moments l'autodérision l'emporte et la prose grozdanienne nous désarme par la vivacité du regard et du ton, sa souriante légèreté, nous offrant la même euphorie délicate que ces parties de tennis d'autrefois, chez les riches, entre jolies filles et séduisants jeunes gens. Et si les jeunes femmes aperçues sont belles, capricieuses, mystérieuses, grandes baiseuses et pour tout dire un peu convenues, on craque plutôt ici pour les femmes plus mûres et surtout, «choses légères et vagabondes», pour les petites filles — sans doute ce que le fringant Denis réussit le mieux, comme Dieu lui-même.

A-t-il été prudent, notre charmeur, en citant p.132 deux pages admirables du Larbaud des Enfantines, qui font pâlir les siennes ? Heureusement la virée africaine qui suit est saisissante, et le livre continue ainsi comme un match en cinq sets incertain, rebondissant, que pour finir on ne regrette pas d'avoir suivi jusqu'au bout.

(Tiens, il a quitté Corti pour Robert Laffont...)


Ce que Dieu a réussi le mieux ?
Légères et vagabondes...

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Si le titre du camarade Grozda me semble un peu loupé, avec son «brefs» redondant et son [su-sur] disgracieux, celui de Pierre Pachet frappe dans le mille : Bêtise de l'intelligence ! Elle m'intrigue, l'intelligence, cette lumière qui parfois obscurcit, ces lunettes qui peuvent rendre aveugle. Ils me fascinent, ces types hypertrophiés de la cervelle et pourtant si limités, si étroits, genre Juppé ou Ratzinger. J'ai couru acheter le Pachet nouveau, publié chez Joca seria, sans même savoir de quoi ça parle.

Ça décrit une statue signée Jean-Louis Faure. Titre : «Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir refusant de serrer la main d'Arthur Koestler». Koestler fut ami du couple après guerre, puis violemment excommunié, accusé d'anticommunisme «frénétique» par Beauvoir. On se désole que les Œuvres autobiographiques du pestiféré, publiées en Bouquins, soient désormais introuvables : Pachet fait de lui un très beau portrait, attachant, alléchant.

«La liberté de pensée de Koestler : on dirait qu'elle tient à sa versatilité et son humour.» L'humour, justement, qui ne fut pas la vertu cardinale de Castor Rigide. Si l'auteur n'accable pas trop Sartre, il se déchaîne contre la Grande Sartreuse avec une froide énergie, jusqu'à l'estocade finale où Jean-Paul et Simone se retrouvent en «couple petit-bourgeois confit dans l'incompréhension».

Pachet — mon ex-voisin de chronique à la Quinzaine — n'est pas un bavard : cinquante pages denses et claires, tout est plié. Et le lecteur, sortant de là, se sent intelligent. Ce n'est pas souvent...


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Quelques jours plus tard, achat impulsif : Le Paris de Sartre et Beauvoir (Editions du Chêne), chez un soldeur de Montparnasse. Pour une poignée d'euros, plein de belles photos de la rive gauche et de ses deux stars, sur un texte efficace de Jean-Luc Moreau. Cet excellent travail n'apprend rien de bouleversant, mais fait rêver à leur jeune temps les vieux kroumirs dont je suis. Et puis sans doute avais-je besoin, après le massacre signé Pachet, de revoir le couple légendaire sous un angle plus sympathique, afin de rétablir l'équilibre. Car rien n'est simple, surtout concernant ces deux-là — c'est pourquoi j'y reviens ce mois-ci dans une autre rubrique, pas toujours d'accord avec moi-même.

Tout se complique : le Volkovitch des Brèves et Michel du Journal infime vont-ils se taper sur la gueule ? Et moi, je me mets de quel côté ?


Attendrissants, non ?
Les deux pains, émouvants aussi.
Montparnasse, La Coupole, 1973.

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Sartre et Beauvoir (Sartre surtout) sont présents dans Le livre des hontes de Jean-Pierre Martin, au Seuil, mais qui ne l'est pas ? L'auteur a tout lu, Dostoïevski, Duras, Ernaux, Genet, Gombrowicz, Leiris, Michaux, Mishima, Proust, Rousseau, Zorn... Il traque chez ceux-là et une centaine d'autres toutes les formes de la honte, cette émotion pas toujours avouée — tant on a honte d'avoir honte —, mais bien plus présente qu'on ne le croit. La honte de ce qu'on a fait, la honte de ce que l'on est, la juste honte du coupable et celle, injustifiée, du juste... Certains prétendent ignorer la honte et mépriser ceux qui l'éprouvent ; notre hontologue prouve abondamment que ces esprits forts sont au mieux des menteurs, et au pire des infirmes. Il sait, lui au moins, que la honte est l'autre nom de la lucidité ; la réhabilitant avec éclat — sans pour autant la déifier —, il montre au passage quel puissant moteur d'écriture elle peut être. Parsemé de pages superbes (portraits vengeurs du dragueur p.142, de l'antisémite p.189...), cet essai ô combien salubre est aussi un régal d'écriture, comme les précédents du même auteur. Lequel ne doit pas cesser pour autant, je l'en conjure, de raconter sa vie : son Laminoir (sur sa période militante) et ses Sabots suédois (sur ses années baba-cool) me sont allés droit au cœur, tout en ayant de quoi toucher un large public.

Et s'il réunissait l'essai et l'autobiographie ? N'y a-t-il pas déjà, dans le Livre des hontes, des pages secrètement personnelles, animées par une sourde véhémence, parmi les plus fortes ?


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Grozdanovitch, Pachet, Martin surtout, sont pour moi de vieilles connaissances. La bonne surprise du mois vient de la bédé. Le hasard et l'excellent vendeur de BD-Net, rue de Charonne, m'ont fait acheter en même temps deux albums très différents à première vue, mais convergents à la deuxième. La volupté de Blutch et Les petits ruisseaux de Rabaté (Futuropolis) sont deux hymnes au désir amoureux, sujet plutôt fréquenté que tous deux traitent, bel exploit, de façon étonnante.

Attention : nous ne sommes pas ici dans l'érotisme frontal, genre Manara (que j'apprécie par ailleurs). Ici, on suggère, on biaise...

Chez Blutch, deux chasseurs dont l'un amoureux d'une ado, un haut fonctionnaire largué en rase campagne, une jeune femme, un renard, un lion, un singe, des histoires qui dérivent et se croisent et n'en finissent pas de surprendre ; des images hallucinées au trait tremblé, hirsute, enveloppant, à la fois brutal et doux.


Croqué sur le vif.
Le lion, le chat et le blaireau.

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Chez Rabaté, dans une cambrousse plus réaliste, deux papys pêcheurs et leurs copains de bistrot — humanité pas glamour pour deux sous, dont il serait si facile de se moquer.

L'un des papys n'a pas renoncé aux femmes. À sa mort le second, qui avait décroché, renaît au désir, comme s'il héritait de celui de son pote. L'érotisme des vieux, la mort, le deuil, pour tous ces thèmes délicats l'auteur déploie des trésors de finesse, de tendresse, d'humour léger, et là aussi le dessin, habilement gauche, fait merveille.

On peut encore inventer des histoires neuves ! Quel réconfort !

Blutch, Rabaté, revenez vite !


Il copiait des photos de Playboy...
Une belle mort.

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Bon, l'amour, c'est bien beau, mais n'oublions pas la politique. Voilà ce que me souffle mon agaçant surmoi, qui exige de moi une B.A. mensuelle au moins, dûment consignée ici. Pourtant je me remue un peu contre Sarko le chasseur d'enfants ; averti de temps à autre par un mail du Réseau Éducation Sans Frontières, j'écris aussitôt, comme des centaines d'emmerdeurs tenaces, à tel ou tel préfet pour exiger qu'il cesse expulsions et persécutions. Le plus incroyable : ce n'est pas toujours en vain ! L'ogre a vomi plusieurs fois sa proie ! On doit compter nos envois là-bas, à défaut de les lire.

J'avoue que ça défoule, une vraie jouissance, d'insulter le petit nerveux et ses sbires, genre :

EXPULSEZ PLUTÔT JEAN-MARIE SARKOZY !


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Ça ne te suffit pas, connard de surmoi ? Trop facile, trop vite fait ? Et si je parle du Journal d'un médecin du travail, tu me foutras la paix ?

C'est publié au Cherche midi, c'est vite lu et cela doit être lu par tous. Peu de livres nous en disent autant sur notre monde. On y visite une grande surface, comme celle où l'on fait ses courses, lieu neutre, anodin, tranquille — mais côté coulisses on découvre un enfer. Le docteur Dorothée Ramaut raconte ce qu'elle a vu, sans fioritures, et c'est terrifiant : les employés qui craquent, moralement torturés par des petits chefs ; les petits chefs sous la pression des grands, qui craquent à leur tour ; l'entreprise devenue folle, à l'image de la société folle qui l'a produite ; la loi du silence qui bloque toute lutte. Les syndicats ne sortent pas grandis de l'histoire...

Les conditions de travail ne sont sans doute pas partout aussi atroces — mais on croit comprendre que d'une boîte à l'autre il n'y a qu'une différence de degré. Les choses vont peut-être enfin bouger un peu, d'autres voix se font entendre ici et là — mais ce témoignage restera précieux par la précision clinique de la description, le démontage implacable des mécanismes : destruction de l'individu (de sa vie de famille, de son sens moral, de son énergie), autojustification des coupables, évolution de l'entreprise vers un fonctionnement quasi-sectaire... Resteront aussi d'inoubliables portraits, ceux des chefs de rayon surtout, bourreaux-victimes, «manipulateurs et manipulés, exploiteurs et exploités, à la fois tout-puissants et complètement impuissants», concentrant toute l'absurdité vicieuse du système.

On est frappé par la force morale qu'il a fallu à l'auteur pour résister, puis pour témoigner, face à des intimidations quasi mafieuses. Seule une femme a eu ce courage ; faut-il s'en étonner ?


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Un prof de philo a insulté par écrit Mahomet, en termes sans doute excessifs ; des groupies du Prophète le condamnent à mort ; il doit se cacher comme Rushdie naguère. On s'attendrait à ce que le pays de Voltaire se dresse tout entier pour protéger la grande gueule, qu'elle nous soit ou non sympathique, mais Voltaire est mort et nous voilà les bras ballants, petits nains mollassons.

Notre grande erreur : avoir été si lâches lors de l'affaire des caricatures. Je m'étais dit alors, quant à moi, qu'il ne fallait sans doute pas faire trop de peine à nos amis musulmans, les pauvres, il faut les comprendre etc. ; je crois aujourd'hui que si nous les aimons vraiment, nous devons d'abord les aider à se fourrer dans le crâne une chose essentielle qui les empêchera, eux et leur dieu, de s'afficher de façon aussi odieuse que ridicule :

Un dieu qui craint les moqueries des hommes n'est qu'un pauvre type.


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Pendant ce temps, au lycée de Chèvres, on s'active dans le terrain vague sous nos fenêtres. On dirait les éco-cantonniers de l'association Espaces (cf. LIENS)... Que creusent-ils donc ?

Une mare. Un refuge à petites bêtes, à mauvaises herbes... A-t-on idée ? Sur ce terrain où certains voyaient déjà un splendide parking ! Encore un coup des écolos, petits salopards ! Empêcheurs de bétonner en rond ! Le lobby des profs de SVT (Sciences de la vie et de la terre) a de nouveau frappé, il y a du Jean-Claude Vasseur là-dessous. Et du Yann Fradin d'Espaces.

Qu'en pense le maire de Chèvres, adorateur du cheval-vapeur ? Je doute qu'il apprécie beaucoup. Il nous aime assez modérément. Quand nous lui demandons un petit coin pour construire un internat, il n'a jamais de place. C'est le maire de Chavirille, ce bon M. Levain (oui, le père d'Albéric, mon ancien élève) qui vient de nous libérer un terrain.

Un internat, enfin ! Ah les grandioses batailles de polochon en perspective !


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Mes artistes de 1ère STI, qui ont déjà découvert le présent site, vont crier au scandale :

1) J'y parle bien trop rarement des Beaux-Arts, comme on dit.

2) Quand je me décide, c'est pour accueillir l'un des peintres les plus consternants de notre époque.

Christian Zeimert, connu seulement de quelques tordus, s'est fait une spécialité du tableau-calembour, lui-même se dénommant «peintre calembourgeois». On lui doit entre autres Les alignements de cornacs (1974), Trois patères et un navet (1979), Jésus et ses dix slips (1984)... Il s'est illustré dans l'hommage de mauvais goût avec La théière de Chardin (1977) ou Hartung bicyclette (1988), son chef-d'œuvre étant le La Tour ci-dessous, plus latourien que les vrais... Il a aussi laissé quelques formules du genre : «Ah Dieu que la guerre est jolie ! On rit car on perd nos fils». (Il a dû forcer sur l'anisette...)

Je pêche ces accablantes précisions dans la Revue de la Bibliothèque nationale de France, dont les thèmes et l'iconographie sont par ailleurs d'un sérieux, d'une variété, d'une pertinence remarquables.

Zeimert professe des opinions anarcho-libertaires, on s'en serait douté. Le calembour, décidément, est une arme dangereuse... Que les âmes vertueuses se rassurent, le triste individu trouve rarement à s'exposer. Honte à volkovitch.com qui lui offre, avec un lieu d'accueil, son admirative amitié.


in Revue de la BNF, N°18.
Christian Zeimert,
La Tour prenant sa vessie pour une lanterne, 1976.

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En décembre, on écoutera des chansons françaises, on se penchera sur un tableau de Maurice Denis, on lira François Bon et quelques autres, on sortira enfin de sa banlieue, il est temps (voyages en Mongolie ! en Molvanie ! à Thessalonique !), on hésitera entre vous et tu, courage, volkonautes ! ce sera vite lu.


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SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


Ce sont les qualités d'un écrivain qui lui assurent la seconde place et ses défauts qui le mettent au premier rang.



2


J'ai écrit sans trop de peine et cela m'inquiète encore parce que la peine est le plus sûr indice qu'on approche de la vérité seconde, cachée des choses.



3


Le matin propose le mot juste. Le soir, avec sa légère ébriété, offre le mot vrai.



4


Le monde est sans cesse et partout polyphonique et à ce monde nous ne prêtons par «insuffisance centrale de l'âme» (Antonin Artaud) qu'une attention monodique... ou pas d'attention du tout. Quand nous lisons la partition, nous n'en lisons le plus souvent qu'une ligne.








L'HOROSCOPE DES LECTRICES


SAGITTAIRE du 23 novembre au 21 décembre


Les sagittaires, comme chacun sait, sont les femmes les plus superstitieuses, vous n'avez pas honte ? Pour découvrir le visage de l'avenir, lisez plutôt la jeune Chloé Delaume. Moi j'en suis encore à son Cri du sablier (Folio), violemment autobiographique, mais je compte bien m'offrir bientôt ses romans les plus récents, Certainement pas et J'habite dans la télévision fraîchement paru, tous deux à une bonne adresse : Verticales.

Elle a son site : chloedelaume.net où elle dézingue à tout va.

Ne la lisez pas chez le coiffeur : ça décoiffe !

(Comment ça, nulle, ma vanne ? Si elle vous défrise, allez sur yourcenar.com, site permanenté, où les mots ne frisottent pas ! )



Jeune fille lisant, de Franz Eybl.
Jeune fille lisant de Franz Eybl.
Tiré de Les femmes qui lisent sont dangereuses,
de Laure Adler et Stefan Bollmann (Flammarion).

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