TRADUCTEURS DE L'ODYSSÉE (SUITE)


Suite du périple à travers les traductions de l'Odyssée (cf. Pages d'écriture N°34).


Et voici la version Mugler :

«Dis-moi, ô Muse, l'homme aux mille tours, qui tant erra,

Lorsqu'il eut renversé les murs de la sainte Ilion,

Qui visita bien des cités, connut bien des usages

Et eut à endurer bien des angoisses sur les mers...»

Le nouveau prétendant a choisi le vers de 14 syllabes, dont la coupe inégale (8+6 ou 6+8) doit permettre d'éviter la monotonie de l'alexandrin. Ample, mais facilement pesant, ce n'est pas un mètre commode. Un Jacques Réda en a tiré des merveilles — sur de plus courtes distances, il est vrai ; chez Mugler, on est moins convaincu. Alors que Bérard et Jaccottet maintiennent la plupart du temps une cadence à la fois régulière et variée, l'un par des coupes ternaires (6+6+6), l'autre avec ses changements de mètre discrets, ici, dès la première page, on patauge. Ce qui manque surtout dans cette version en vers, c'est le rythme. La meilleure Odyssée, dit-on, est la plus facile à apprendre par cœur. Essayez donc avec celle-ci. Faute de rigueur dans le choix des coupes, on bute sans arrêt sur des vers mous, informes — tels les deux premiers. D'où une impression diffuse de malaise et d'ennui. D'autant que l'on sent plus d'une fois le traducteur engoncé, contraint au remplissage, à de pénibles contorsions, comme ces diérèses désuètes : chari-ot, radi-euse, Ethiopi-ens...

Plus grave encore : ce manque de vigueur atteint aussi l'expression. La parole est ici moins dense, l'éclat moins vif que chez Bérard ou Jaccottet ; on est gêné par un vocabulaire parfois poussiéreux : «périr» au lieu de «mourir», «altiers», «courroux», «les tourments que j'endure», «la fureur des vents»... Les susnommés non plus ne sont pas toujours parfaits (et Homère, donc !), mais on oublie vite leurs défaillances, tant les trouvailles qui les suivent illuminent tout. «Les autres ne sont que fantômes», écrit simplement Mugler (X, 495) ; «Les autres ne sont qu'un vol d'ombres», dit Jaccottet, et soudain la poésie est là. Dans la nouvelle version, en revanche, les éclairs sont plus rares que les court-circuits... Comment peut-on écrire, par exemple, «Quand ils voient entrer dans la danse un rejet si superbe» (VI, 157), ou ce «Vieillard ! ce que tu viens de dire est vraiment magnifique !» (XIV, 508), d'une rare platitude ?

Non que cette énième mouture soit totalement mauvaise ; elle a surtout le tort de s'attaquer à plus fort qu'elle, et d'être au fond moins neuve, moins hardie, plus terne que ses deux grandes devancières. Un coup pour rien. Homère n'a pas trouvé (pas encore ?) son Klossowski, qui traduisit l'Enéide avec une belle violence, ou son Meschonnic, décapeur de Bible. L'essentiel est qu'il ait son Bérard et son Jaccottet, dont les Odyssées lumineuses nous tiendront compagnie, quoi qu'il advienne, encore très longtemps.


(Article paru dans la Quinzaine littéraire du 15.11.1991)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°35 en août 2006)