TRADUCTEURS DE L'ODYSSÉE


Je viens de rédiger pour le n°31 de l'admirable revue TransLittérature un article sur les traductions de l'Odyssée. Écrire dans une revue de traducteurs impose un devoir de réserve, aussi me suis-je retenu de dire (au moins explicitement) ce que je pensais de certaines versions... Retrouvant à cette occasion une étude comparative similaire parue dans la Quinzaine littéraire il y a quinze ans, que j'avais alors signée d'un pseudo, je me réjouis de publier ici, en toute liberté, ce papier où je n'avais pas eu à mettre de gants.


L'Antiquité n'a jamais eu l'air aussi jeune. On retraduit à tour de bras les Grecs et les Latins, en s'efforçant de retrouver — ce ne fut pas toujours le cas — la fraîcheur, les couleurs d'origine. À la pointe du mouvement, les éditions de la Différence nous avaient déjà révélé, entre autres, le Pindare décapé, provocant, éclatant de Jean-Paul Savignac ; elles proposent aujourd'hui, après l'Illiade l'an dernier, et comme toujours en édition bilingue, une Odyssée dont il convient de saluer le courage.

Car du courage, il en faut pour ajouter une nouvelle Odyssée française aux quatre en service actuellement ; et surtout pour oser ce qu'on n'a jamais encore tenté chez nous : traduire Homère en vers réguliers (non rimés). Mais ce choix n'est-il pas dans l'air du temps ? Les traducteurs modernes savent de mieux en mieux tout ce que la forme exprime de sens, ils sont plus que jamais sensibles à la musique, au rythme ; et s'agissant d'une œuvre qui fut créée, puis transmise pendant des siècles sous forme orale, la tâche prioritaire est de retrouver cette cadence régulière, ce balancement incantatoire de la parole du récitant.

La traduction de Frédéric Mugler y parvient-elle mieux que les précédentes ? Écoutons le début de chacune.

«Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troie. Et il vit les cités des peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer...» Version historique (Leconte de Lisle, 1861), exhumée par Presses Pocket. Quelques touches d'archaïsme plaquées sur une prose par ailleurs assez académique.

«C'est l'homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes, et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d'angoisses...» La célébrissime traduction de Victor Bérard (1924), disponible en Pléiade et au Livre de Poche. Une prose rythmée, parcourue tout entière (à part quelques alexandrins découpés 4+4+4) par la pulsation de l'hexamètre.

«Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages, souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer...» Version Philippe Jaccottet (1955), à La Découverte. Vers de longueur variable. Par ordre de fréquence : 14, 12, et plus rarement 10 ou 16 syllabes.

«Muse, dis-moi le héros aux mille expédients, qui tant erra, quand sa ruse eut fait mettre à sac l'acropole sacrée de Troade, qui visita les villes et connut les mœurs de tant d'hommes !» Passons sur cette version en prose, honnête mais sans grand relief (Médéric Dufour et Jeanne Raison, 1965, Garnier-Flammarion).

(À suivre.)


La fin de l'article dès le 1er août dans PAGES D'ÉCRITURE n°35.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°34 en juillet 2006)