En va-t-il ainsi dans toutes les langues ? Un certain nombre de textes grecs modernes sont traduits en français plusieurs fois, soit qu'une traduction officielle contestée suscite une ou plusieurs versions alternatives, appelées à rester inédites, soit qu'en l'absence de traduction officielle quelques courageux pondent leur texte chacun dans son coin pour le proposer aux éditeurs.
Cavàfis, depuis longtemps dans le domaine public, peut être actuellement lu dans trois traductions françaises, et il en existe au moins une autre, non publiée — sûrement pas la pire des quatre. Elỳtis, lui, pas encore libre de droits, attire moins les retraducteurs pour l'instant, malgré le caractère problématique, parfois, de ce qui nous est donné à lire.
L'un des recueils majeurs d'Elỳtis, Axion esti (1951), fut traduit en 1987 chez Gallimard par un poète français dont je tairai le nom, qui ne parlait pas grec. Je serais moins cruel avec cet homme si ce prince des prétentieux n'avait, du temps de sa gloire il y a vingt ans, cherché à monopoliser son idole Elỳtis aux dépens de ses concurrents. Aujourd'hui, nul ne l'ignore : le pensum de X. est un massacre. Les traducteurs se rendent en pèlerinage sur ce lieu d'horreur, comme d'autres vont méditer à Waterloo ; les grands désastres font rêver.
J'exagère ? Voici un mot-à-mot du début :
Au commencement la lumière Et l'heure la première
où les lèvres encore dans la glaise
essaient les choses du monde
Sang vert et bulbes d'or dans la terre
Superbe dans son sommeil la mer étala
des voiles écrus d'éther
sous les caroubiers et les grands palmiers dressés
Là seul j'aperçus
le monde
en pleurant à chaudes larmes
Mon âme cherchait un Guide et un Héraut
Je vis alors je me souviens
les trois Femmes Noires
levant les bras vers l'Orient
Le dos doré et le nuage qu'elles avaient laissé
peu à peu s'effaçant etc.
Et voici le chef-d'œuvre autoproclamé de X :
Ores la lumière Et telle heure la première
qu'en l'argile encor
les lèvres modulent
à l'épreuve des choses de l'univers
Sang émeraude et bulbes en terre dorés
Charme suprême en son sommeil déferle aussi la mer immense,
gazes de l'éther, ces voiles écrus
dessous les frondaisons des caroubiers et les grands jets des palmiers drus
Là-bas tout seul j'ai rencontré
l'univers
sanglotant sans arrêt
Mon âme désemparée cherchait Héraut et Timonnier
Lors j'ai vu je m'en souviens
les trois grandes Femmes Noires
en train de lever les bras en face de l'Orient
Leurs échines festonnées d'or et la nuée qu'elles laissaient
peu à peu se ternissant etc.
Le pire, dans ce fatras, c'est pour moi le bourrage permanent à coups de noms et surtout d'adjectifs inutiles («immense», «frondaisons», «désemparée», «grandes»), causé par la décision de reproduire dans la V.F., vers par vers, le nombre de syllabes du poème original. Tragique erreur, contresens musical absolu, puisque d'une langue à l'autre les rythmes ne sont pas les mêmes : certains vers grecs impairs sont équilibrés, et leur calque français informe ou boiteux. Voilà pourquoi la version X. est flasque d'un bout à l'autre.
D'autre part, ignorant le grec, X. ne sent pas la langue d'Elỳtis ; on lui a dit que le poète a recours à tous les registres du grec, ce qui n'est pas faux ; mais il ne voit pas que le fond de la langue du poète est fait de mots très simples ; sinon, rendrait-il «vert» par «émeraude», «doré» par «festonné d'or» ou, dans un autre passage, «plage» par «syrte» ? À moins que pour lui la poésie soit avant tout affaire de beau langage ? Que la beauté, selon lui, soit affaire de fards et de fanfreluches ?
Il a fait très fort, X., dès le premier mot : ce «Ores» médiéval, qui traduit avec bravoure «au commencement» par «maintenant» — accord d'entrée fortissimo plaqué triomphalement à côté ! X. l'a fait exprès, on s'en doute, et il consacre une page entière de son intarissable préface à s'autogloser, tout fier : «...la lumière est l'épiphanie à un instant donné (celui de la prise de parole) de ce qui avait de toujours été. La lumière/parole produit l'effet d'entrée (annonce) dans l'existence, elle ente le monde existant dans un moment absolu, toujours-déjà-là : le poème ne commence pas vraiment, il commence seulement d'être aperçu, et concomitamment autour du pivot (la Balance) du ET le temps paraît avec la lumière, dans la dimension de l'annonce et son «futur antérieur» creusant d'imaginaire le néant présent etc. etc.».
C'est si beau que le poème devient superflu...
La seconde traduction complète d'Axion esti, clandestine par nécessité, est l'œuvre de deux inconnus : Jean-Marie Velleine et Dèspina Saltourìdou.
Au commencement la lumière Et la toute première heure
où les lèvres encore dans la glaise
explorent les choses du monde
Sang verdoyant et dans la terre des bulbes d'or
Resplendissante dans son sommeil la mer étalait
un voile écru d'éther
sous le feuillage des caroubiers et sous les palmiers élancés
Là seul je rencontrai
le monde
en sanglotant
Mon âme cherchait un Guide et un Héraut
Je vis alors il m'en souvient
les trois Femmes Noires
lever les bras vers l'Orient
leur dos chamarré d'or et la nuée qu'elles laissaient derrière elles
peu à peu se dissipait etc.
Sans doute pourrait-on aller plus loin encore dans le dépouillement : j'aurais pour ma part, suivant le grec, viré ce «feuillage» adventice, mis «vert» au lieu de «verdoyant» et peut-être même osé un «toute belle» au lieu de l'encombrant «resplendissante». Mais cette version simple, sans esbroufe, a gagné ma sympathie : elle nous donne l'essentiel et rendrait mille fois mieux justice au poème grec, si toutefois nos lois permettaient qu'elle fût diffusée...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°33 en juin 2006)