Je ne connais pas le poète finlandais Bo Carpelan, ni sa langue (le suédois), ni Pierre Grouix son traducteur. Je ne sais donc pas si la version française du recueil intitulé chez nous Dans les pièces obscures, dans les claires (Atelier La Feugraie) est un bon reflet de l'original. Ce que je sais, c'est qu'en lisant ces poèmes, où pour moi l'obscur l'emporte souvent sur le clair, je suis charmé et même guidé par un usage raffiné du vers libre, dont les changements de rythme semblent toujours prévus pour accompagner, souligner actions, émotions et climats.
Premier poème :
Dès début janvier (5)
la lumière s'avance errante (7)
à travers bois.
Le «dès» est sans doute superflu, mais il fallait ces rythmes impairs au début pour mieux faire sentir l'errance, l'avancée hésitante, le suspens.
Un arbre plus sombre
que le ciel taché (5)
peu à peu bleuissant. (6)
Ici, c'est peu à peu qui dicte le mouvement d'amplification de 5 à 6 : rythme plus lent et régulier (3+3).
Il brille, le soleil bas (6)
sur les plaines nuageuses (7)
loin dans le cœur. (4)
L'éclat du soleil, grâce au rythme pair, a une certaine consistance, tandis que le nuageux demande un rythme impair, moins net. Quand l'horizon se rétrécit des plaines au cœur, le rythme (7 —> 4) fait de même. Respiration harmonieuse de l'ensemble, grâce à l'alternance bref / long et pair / impair. L'harmonie est aussi dans cette arrivée au rythme pair ; on sent que dans ce cœur la lumière est bien posée, à l'abri, comme chez elle.
Fin du poème :
et sous ces obscurités changeantes, (7)
le silence et le froid. (6)
Pour le changeant, le divers : l'impair. Le resserrement final et le rythme pair font du silence et du froid un bloc bien dense et solidement installé.
Poème p.17 :
La porte s'ouvrait sur le jardin. (9)
Y gisaient les outils, abandonnés à l'automne. (6+7).
L'impair exprime ici d'abord l'absence de clôture, puis la dispersion.
Poème p.19 :
Le poète n'est
rien qu'une hirondelle
qui ne trouve son chemin, (6)
crie au long des murs, (5)
chasse comme une ombre (4)
(piège, prison qui se resserre)
jusqu'à ce qu'elle trouve (4 ou 5)
la fenêtre ouverte (5)
s'échappe au dehors (5)
(mouvement inverse, on se libère,
rythmes impairs en expansion, plus vifs)
comme libérée. (4)
(point final, ouf, repos.)
Le traducteur évite judicieusement d'aligner des vers de même longueur, ce qui deviendrait vite lourd. Les deux 5 syllabes successifs, font ressortir l'insistance de l'effort pour fuir ; ils passent d'autant mieux que leur coupe est différente (3+2, 2+3).
Poème p.31 :
Quelqu'un a quitté la pièce (7)
en y laissant ses vêtements. (7)
Que se passe-t-il ?
La question, je l'entends en trois syllabes, plus urgente, stridente, et suspendue. Les vers impairs et rythmiquement plutôt informes, indécis, l'ont amenée, cette question, en plantant ce décor plein d'inachevé, d'inconfort.
À présent, on peut repeindre les murs (3+7)
pour masquer toutes les taches. (6)
Mais l'humidité persiste. (7)
D'abord un vers doublement impair tandis que la peinture s'étale ; puis le rythme rétréci souligne l'effacement ; juste après, nouvel étalement — rythme et humidité ensemble. Désagréable victoire : ce rythme impair pour conclure, ça fait désordre.
Fin du poème :
Quelqu'un est sorti dans le soleil,(5+4)
on ne le voit presque plus. (6)
Je choisis de prononcer «le» dans le premier vers et de l'élider dans le second, pour accompagner le mouvement d'expansion, d'espoir, puis la disparition finale.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°32 en mai 2006)