Les prix de traduction peuvent procurer des plaisirs de deux sortes : celui de recevoir, celui d'offrir.
Le premier va de soi. Le lauréat de l'Halpérine-Kaminsky, du Laure-Bataillon, du Nelly-Sachs, de l'Amédée-Pichot, du Coindreau, du Nerval ou de quelques autres enrichit son compte en banque (lequel, presque toujours, en a bien besoin) en même temps que son CV. Mais le second plaisir, réservé aux jurés desdits prix, est plus facilement renouvelable et à peine moins voluptueux.
D'abord le plaisir de procurer du plaisir. De faire chaque année un heureux, rose d'émotion et clignant des yeux sous les projos d'une salle de la ville d'Arles comme une chouette un instant sortie de l'ombre. L'impétrant vous en sera (on le suppose) reconnaissant à jamais, ce qui facilite les rapports humains et peut toujours servir.
Il y a aussi le plaisir de recevoir un service de presse, qui m'a empli quelques années d'une fierté aussi intense qu'imbécile. Ainsi donc, je faisais maintenant partie des privilégiés ! Papa, maman et ma copine pouvaient être fiers de moi !
Lire le travail des confrères est aussi une source de plaisirs variés, allant de la béatitude admirative devant une page bien torchée (on sent que l'auteur sait où il va et son traducteur aussi) au sentiment de supériorité ricanant quand un confrère point trop aimé merdouille à répétition - hé hé, je ne suis donc pas le plus nul... Il m'est arrivé de lire un jour - ces choses-là sont rares tout de même - un roman british traduit par quelqu'un d'assez connu, qui enseigne en fac, et où des imparfaits marqués par would se changeaient en conditionnels, avec des résultats souvent comiques. (Dira-t-il pour sa défense qu'il a sous-traité auprès d'un étudiant ? Cela n'arrangerait pas son cas.)
Autre plaisir : délibérer en bonne compagnie. L'appartenance à divers jurys m'a permis de connaître des consœurs et confrères de grande valeur, lors de réunions qui bien souvent se passent dans la joie. Et si je ne pense pas que du bien des prix littéraires connus, nos petits prix de traduction, moins médiatisés, semblent plutôt à l'abri de la grosse combine. Quand je relis le palmarès des deux où j'officie, je me dis que nous avons sûrement oublié des gens qui méritaient la gloire, mais que nos impétrants ne la méritaient guère moins et que la liste de leurs noms n'a pas trop vilaine allure.
(Une exception peut-être. Une médaille injuste sur trente délibérations. Les Goncourt peuvent aller se rhabiller.)
Ultime plaisir : péter dans la soie. Celui-là, je le dois à un prix européen, nommé Aristéion — existe-t-il encore ? — dont je fus le juré pour la France en septembre 1998. Trois jours de délibérations en Suède, en pleine nature, au bord de la Baltique, dans un grand hôtel désert et désuet genre Marienbad, mets raffinés, balades en bateau, organisation parfaite et souriante et tout le monde aux petits soins. La traduction littéraire amenant aux voluptés de Sybaris, qui l'eût cru ? J'ai savouré ces voluptés scandinaves en sachant bien qu'elles resteraient uniques...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°31 en avril 2006)