À HAUTE VOIX


En traduisant pour la première fois un texte théâtral, étrange constatation : un texte destiné à la voix est sans doute plus difficile à traduire pour un débutant, car les erreurs, à l'audition, ne pardonnent pas ; mais passé un certain niveau, quand on sait éviter les grosses bourdes, la difficulté s'inverse. Alors que dans l'écrit on est tout seul pour installer l'oralité, au théâtre on peut s'en remettre en partie à l'acteur. On peut, par exemple, ne pas mettre systématiquement le plus important à la fin de la phrase, un bon diseur saura mettre l'accent où il faut.

(Je serais même tenté de dire, après une mémorable soirée où j'entendis Vitez lire les tradales boiteuses de X. et Y., qu'un bon diseur peut tout sauver.)


*


Journées de poésie grecque. Lectures en grec par Vanghèlis Theodoròpoulos, en français par Malvina Lilour. Pas toujours la joie, ce genre de séances. Là, pourtant, émoustillé par les variations de qualité des lectures françaises, d'un poète — et parfois d'un poème — à l'autre. Surprises continuelles. La plupart des poètes, G. surtout, sont massacrés par la Lilour ; inversement, certains poèmes que je jugeais moins forts, comme ceux de P., se révèlent frais et intenses, grâce à (ou malgré?) la lecture. M., que je viens de présenter comme un rude mallarméen, s'avère soudain limpide et chantant...

Le meilleur, c'est encore le lecteur grec : c'est lui, ô paradoxe, qui en fait le moins. Après la soirée, dans la rue, il me file sa recette : Tu comprends, un texte de théâtre, c'est facile, c'est plein de vides où l'acteur peut se glisser. Mais le poème, lui, il dit tout, c'est un bloc. On ne sait jamais par où le prendre. Le mieux, c'est d'y toucher le moins possible.

Je dirais que le plus dur, quand on lit un poème, c'est qu'il faut sans cesse retenir l'émotion tout en la faisant monter. Faire bouillir le poème à petit feu, sans qu'il déborde.


*


Prose, poésie, théâtre, même combat. De l'un à l'autre je ne change pas de genre : c'est la même langue, le même travail sur elle. Ce qui me guide, c'est l'utopie d'un langage écrit qui serait à la fois parole et poésie. Je me démène pour donner à ma prose le mouvement et la vie de l'oral, et en même temps la musique et la densité du poème.

(C'est là sans doute une des raisons de ce refus des notes en bas de page que j'ai hérité de Laure Bataillon. Parfois je me reproche un tel fétichisme, et j'ai tort : nettoyer le texte de ces parasites, c'est manifester clairement qu'il faut écrire pour qu'on nous lise à haute voix — dans ce cas-là, il faut bien se passer des notes...)

Cette parole unitaire dont je rêve, peu m'importe qu'elle existe ou non : l'important pour moi, c'est qu'elle m'aide à avancer ; c'est l'éventuelle réalité que cette fiction m'aide à produire.

Je crois pourtant qu'elle a existé, cette langue tous-terrains. Et que les épopées fondatrices, l'Odyssée par exemple, qui sont en même temps roman, poème et action dramatique, peuvent en donner une idée. Il se peut que je tire, plus ou moins nettement, plus ou moins consciemment, tous les textes que je traduis vers l'Odyssée, que j'ai pourtant si peu pratiquée — et où je retrouve aussi l'autre de mes dadas : la simplicité.


*


Arles 96, atelier de poésie. Faisant traduire à un petit groupe très varié, où tout le monde n'est pas spécialiste, un poème grec en vers libres, je vérifie que nous n'avons pas tous la même perception du rythme. Quelques-uns disent prononcer tous les e muets, même dans la poésie sans rythmes fixes, tandis que d'autres, dont je suis, refusant tout a priori, modulent au coup par coup, en fonction du type de vers libre bien sûr, mais aussi à l'intérieur d'un même poème selon les exigences rythmiques du passage. Pas d'e muet ou rien que de l'e muet, quel carcan, quel ennui ! Tandis que si un «e» a le droit de parler ou de rester muet, ses silences eux-mêmes seront parlants.

Le lecteur est investi, là aussi, d'un dangereux pouvoir. J'ai vaguement rêvé, naguère, d'un système indiquant la prononciation de chaque e muet, avant de comprendre qu'il n'est pas bon de tout fixer. L'incertitude est l'un des charmes de la lecture, et un diseur entravé, corseté aura du mal à remplir sa mission : faire danser les mots.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°3 en novembre 2003)