TRISTE PENSUM


Il y a quelques années, au lycée de Chèvres, je suis sauvagement agressé. Par des élèves ? Mais non ! Ils sont charmants. Par un Inspecteur de l'Éducation nationale, qui démolit mon travail avec une mystérieuse délectation.

Longtemps après, j'apprends par hasard que mon tortionnaire a publié depuis un recueil de «cent poésies en langue anglaise» mises en français par ses soins pour les éditions du Simoun. Si j'en crois la confiance en soi du personnage, son travail doit être un chef-d'œuvre.

La préface, que signe un universitaire estimé, nous annonce que le traducteur (peu importe son nom, d'ailleurs inconnu de tous) s'adresse à un lecteur ciblé, connaissant suffisamment l'anglais pour comprendre l'essentiel du texte (d'où le choix d'une édition bilingue), mais incapable d'en saisir toutes les nuances. La version française, poursuit le préfacier, «n'a pas cherché à reproduire les rythmes et les sons qu'il vaut mieux aller chercher dans l'original, ni à refaire de la poésie en français», ce qui ne pourrait intéresser que «le dilettante ou le spécialiste blasé». Sic.

Après tout, pourquoi pas ? Je ne pratiquerai jamais ce genre de cuisine, cela me rappelle trop les années de fac, les tristes pensums des collections latines Guillaume-Budé ou anglaises Aubier, mais sur le papier l'idée n'est pas absurde. Voyons.

Je prends le dernier poème, «When you are old» de Yeats, qui devrait servir de bouquet final.

«When you are old and grey and full of sleep...» «Quand vous serez vieille...» On peut discuter le vouvoiement, qui annonce tout ce que la suite aura de guindé, mais le plus gênant vient juste après : «vieille et grise», disait le poète, et cela ne s'applique pas seulement aux cheveux : la vieille femme est grise dans tout son être ; alors que notre homme la voit «grisonnante», de façon platement réaliste et réductrice, au bord du faux-sens, comme disent les profs.

Si ce «grisonnante» fait chuter la tension du vers, c'est aussi qu'il est trop long : trois syllabes au lieu d'une. La densité poétique d'une phrase dépend également de sa concision. Le traducteur d'anglais, de ce point de vue, mène un combat perdu d'avance ; ce n'est pas une raison pour baisser les bras dès la première ligne — au contraire. Surtout dans ce premier vers, qui tire sa force d'une simplicité absolue : rien que des mots élémentaires, monosyllabiques. «Grisonnante», mot trop précis, trop long, trop recherché, casse triplement l'ambiance.

Cette tendance à l'enjolivement du vocabulaire, défaut commun aux débutants, se retrouve dès le vers suivant :

«And nodding by the fire...» «Branlant du chef» ! (Non, je n'invente pas !) Une expression pompeuse et grotesque, au lieu, par exemple, d'un «dodelinant» plus discret et en même temps plus expressif grâce au doux ressassement des [d].


«And slowly read, and dream of the soft look

Your eyes had once, and of their shadows deep...»


M. Simoun :


«Et lisez lentement, en rêvant à la douceur

De vos yeux d'autrefois et à leurs ombres profondes...»


Rythme flasque (6+7 deux fois), alors qu'il était si facile de donner ici deux alexandrins. Il suffisait d'enlever le «en» et de remplacer «et à» par «de» :


«Et lisez lentement, rêvant à la douceur

De vos yeux d'autrefois, de leurs ombres profondes...»


Ce qui serait plus court, plus rond, plus dense, et se rapprocherait ainsi du poème anglais, de son balancement berceur. Ajouter un peu de musique sans que cela nuise à la clarté du message, est-ce contradictoire avec le projet annoncé ?

Au naïf objectant que l'absence de «en» est incorrecte et que le «de» modifie la construction, on dira d'aller voir tout ce que se permettent nos meilleurs poètes, y compris les classiques, en matière de syntaxe ; on lui demandera si le fait qu'on rêve à la douceur des ombres et non aux ombres elles-mêmes change quoi que ce soit. Quand on traduit, il ne faut pas rester toujours le nez collé au texte... Ce qui compte, c'est l'impression globale.

Soyons juste : dans ce travail appliqué, genre version d'agreg, à peu près exempt d'erreurs factuelles mais d'une lugubre platitude, la poésie n'est pas totalement oubliée. Sentant qu'il l'a beaucoup délaissée en route, l'apprenti intervient en force dans le dernier vers, «And hid his face amid a crowd of stars», remplaçant la «foule d'étoiles» de l'original par une «myriade d'étoiles». Hélas ! Ce n'est pas là de la poésie, mais du «poétique» entre guillemets, bref, du toc, et sur le plan sonore le bégaiement des [d] achève de bousiller l'atmosphère.

Il y a plus grave : la méthode adoptée ne nous prive pas seulement de sentir la poésie, elle nous empêche aussi de la repérer, faute de mieux, intellectuellement. Dans «Do not go gentle...» Dylan Thomas écrit : «Because their words had forked no lightning...» Mot à mot : «Car leurs mots n'avaient attrapé avec une fourche aucun éclair...» Version Simoun : «Comme leurs paroles n'avaient apporté aucune révélation fulgurante...» L'image saisissante de la fourche a disparu sans explications. L'un des sommets du poème est escamoté.

(Je ne sais comment je m'en serais tiré. Je penchais timidement pour «n'avaient pas harponné la foudre», sans enthousiasme, quand j'ai découvert dans la nouvelle anthologie de poésie anglaise en Pléiade — un must, nous en reparlerons ! — le travail de A. Haberer : «Parce que leurs mots n'ont fourché nul éclair». Le confrère a osé ce néologisme, et sa hardiesse me séduit.)

Dans le même poème, on voit comment la timidité de l'aspirant traducteur face aux images finit par l'acculer au contresens !

D. Thomas : «Good men (...) crying how bright / Their frail deeds might have danced...» Ce sont les actions fragiles des hommes de bien qui dansent. Mais des actions, se dit Machin, ça ne danse pas, c'est absurde ! Pauvre Dylan ! Encore complètement bourré ! Et Machin de corriger sobrement : «Les gens de bien (...) criant combien / Leurs menues actions auraient pu être éclatantes s'ils avaient dansé...» Et nos hommes de bien s'élancent malgré eux dans une gigue improvisée...

L'ennui de ce type de traduction, c'est qu'il fonctionne d'autant moins que la charge poétique du poème est plus forte ; qu'en prétendant traduire la poésie son projet revient à évacuer celle-ci ; que ce qui voudrait passer pour un filtre transparent entre le poème et nous se révèle être un écran, un verre déformant, un boulet au pied du poème qu'il suit boiteusement.

Je me demande si ce qui aiderait le mieux le lecteur angliciste de niveau moyen, ici visé, ce ne serait pas le texte original flanqué sur la page de droite (comme dans certaines éditions de textes en prose au Livre de poche), non par une version française mais par de simples notes éclairant les points difficiles, avec, why not ? des essais de traduction de tel ou tel vers — et pourquoi pas plusieurs versions d'un même passage ? Une sorte de journal d'explorateur, de carnet de croquis... Il faudra que j'essaie un jour.

Mais pourquoi s'acharner sur l'infortuné travailleur, dont la copie n'a été lue de personne ? (Les éditions du Simoun, on le sait, sont le sixième cercle de l'enfer, juste avant le compte d'auteur.) Si je m'attarde, ce n'est pas seulement pour me vautrer un instant dans les mesquins délices de la vengeance. L'entreprise a une valeur pédagogique : une traduction si violemment ratée, c'est du gâteau pour qui apprend à traduire, comme une belle tumeur pour l'étudiant en médecine.

J'ai lu un worst of de l'anthologie simounienne à mes traducteurs en herbe de Charles V ; ils se sont esclaffés bruyamment. Cela ferait, disent-ils, un beau cadeau kitsch pour Noël. C'est vrai, mieux vaut en rire et tâcher d'oublier la violence qui frappe ici la poésie, dont on se sent soi-même blessé. Comment comprendre ces bouchers qui désossent froidement le poème pour nous en livrer le squelette avec de rares bouts de bidoche dessus ? Comment a-t-il pu faire, le bourreau de Yeats, Dylan Thomas et tant d'autres, pour besogner ainsi sur le corps de la poésie sans être enivré par ses couleurs, ses odeurs, son souffle, pour ne pas se mettre à écrire malgré lui, emporté par l'instinct amoureux, une ébauche de poème français ? Non, le vrai traducteur de poésie n'est pas ce «spécialiste blasé» qu'évoque la calamiteuse préface, mais tout le contraire : un être de passion. Et le pire défaut dans la bouillie informe du tâcheron traduisant, sa surdité mise à part, c'est une totale frigidité.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°28 en janvier 2006)