Tout traducteur sérieux connaît, j'imagine, la revue Palimpsestes, éditée par les Presses de la Sorbonne Nouvelle. Fondée en 1987, entièrement consacrée à la traduction, elle a publié l'an dernier son trente-huitième numéro, intitulé — actualité oblige — Traduction littéraire et intelligence artificielle : théorie, pratique, création. Après l'avoir beaucoup pratiquée pendant un temps, j'ai fini par la délaisser, déplorant que le bel équilibre du début entre une réflexion théorique pointue et une approche plus pragmatique, la nôtre, soit peu à peu supplanté par un discours universitaire pur et dur.
La vision de la traduction que la revue défend n'est pas en cause. Le choix des sujets montre qu'on va dans le bon sens, exemple cette alléchante trilogie : N°27 : Traduire le rythme ; N°28 : Traduire la poésie : Sonorités, oralité et sensations ; N°29 : Les sens en éveil, traduire pour la scène. Ce qui est privilégié, comme il se doit, c'est la sensation, la musique des mots. Palimpsestes ne l'oublie pas : on traduit avec les oreilles. Ce qui m'a gêné naguère dans le numéro sur le rythme (cf. «Palimpsestologie», dans cette même rubrique, en septembre 2018), c'est moins ce qui est dit que la façon de le dire : la jargonite aiguë de certains contributeurs, le ton docte et impersonnel, la lourdeur prise comme gage de sérieux, la bibliographie géante à la fin — il s'agit avant tout de montrer aux collègues qu'on a bien potassé ses classiques, Barthes, Berman, Benjamin, Jakobson, Kristeva... Au lieu de s'ébattre au grand air, on assiste à une conférence dans un amphi. On dirait ces concerts où les musiciens jouent des airs populaires en queue de pie.
Dans le n°28 sur la poésie, que je me décide à ouvrir enfin, on dirait que cela s'arrange un peu : un peu moins de jargon semble-t-il, même si les références à Meschonnic, inévitable totem, me font plus d'une fois grincer des dents : ah ! la corporalisation ! Quel mot frigide pour désigner une chose aussi concrète, sensible ! Quant au côté guindé, qui subsiste, il tient à l'identité universitaire de la revue, d'autant que l'Université occupe largement le terrain en question. Traduire la poésie et commenter les traductions sont en principe deux sports pour enseignants : qui gagne sa vie avec ça ?. Mais soyons indulgent : l'ensemble, globalement, mérite un détour.
Le numéro est placé, dans le texte liminaire, sous le noble patronage de notre Bonnefoy national :
Les mots sont moins dans le vers des outils pour interpréter, conceptuellement, les aspects du monde, que les convocations directes qui restituent à la chose son éclat du jardin d'Éden. La poésie ne signifie pas, elle montre.
Dix articles dans ce numéro, dont quatre en anglais. Et pour moi, trois temps forts :
Une étude de Nathalie Vincent-Arnaud, comparant deux traductions (signées l'une par Jean Migrenne, l'autre par l'auteure) d'un recueil de poèmes très jazzy, Jazz from the Haiku King d'un certain James A. Emanuel dont j'ignorais tout.
Four-letter word JAZZ :
Naughty, sexy, cerebral,
But solarplexy.
JAZZ est un gros mot
Qui te prend du sexe au cerveau :
Tu l'as dans la peau.
JAZZ, ça s'écrit en quatre lettres :
Canaille, sexy, cérébral,
À ton plexus toujours fatal.
On aurait aimé plus qu'une page d'exemples, mais celui-là suffit à montrer combien la musique et la concision, ici surtout, sont vitales...
Ensuite, un exposé de Sara Amadori — riche en exemples, lui —, sur les traductions de Shakespeare par Bonnefoy. Lesquelles ne m'ont jamais pleinement convaincu. J'apprends ici que le maître décréta un jour :
Il faudrait jouer Shakespeare dans le noir. On ne verrait rien mais on entendrait, on percevrait mieux dans le noir la respiration des mots dans le texte.
Ce qui, apparemment, est un hommage à la force des mots, qu'on nous dit capables de se passer d'incarnation visuelle. Ayant l'esprit mal tourné, je vois surtout dans cette idée le rêve d'une star de la traduction gênée par les acteurs, qui veut écarter tout ce qui pourrait faire de l'ombre à l'essentiel : ses mots à lui. (Osera-t-on parler de haine du théâtre ?) Dans ce noir bonnefoisien, la musique des mots serait sûrement mise en valeur, mais leur gestualité, je le crains, n'apparaîtrait pas assez. Les mots et les acteurs ont besoin les uns des autres ; le geste de l'acteur est là pour accompagner, souligner le geste des mots.
Clou du volume, pour moi : «Un sortilège : sonorités et oralité dans la traduction française de Under Milk Wood», par Jessica Stephens.
J'évoque dans les Brèves de ce mois (n° 266, décembre 2025) l'étourdissant et délicieux chef-d'œuvre de Dylan Thomas et la figure de son traducteur, Jacques B. Brunius. J'attends avec impatience le texte intégral de ce travail, intitulé Au bois lacté, lequel mérite, semble-t-il, une page à lui tout seul. Le mois prochain, donc !
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°267 en décembre 2025)