Cet automne, deux maîtres traducteurs ont éteint l'ordi pour toujours. Dans leur grand âge, contrairement à tant de mes consœurs et confrères — est-ce donc si usant, ou si dangereux, de traduire ? Ces deux-là au moins nous quittent après avoir pu travailler longtemps, cela console un peu, mais leur départ me met mal à l'aise : j'ai devant moi un vide, je dois monter après eux en première ligne, coiffé de la casquette du doyen, de l'ancêtre, et c'est trop tôt.
Quand je suis entré dans le métier, au début des années 80, Michel Saunier, né en 1934, traducteur de grec lui aussi, était déjà la figure de proue de notre humble galère. Il a surtout traduit dans sa jeunesse. Rien que des grands livres : le meilleur de Kazantzàkis (Lettre au Gréco) et de Valtinos (Éléments pour les années soixante) ; Les petites filles et la mort de Papadiamàndis ; Le quart de Kavvadìas ; Argo, d'Embirìkos, que j'ai repris au Miel des anges dans Les talismans de l'amour et des armes. Un impressionnant tableau de chasse, et des traductions où la précision scrupuleuse n'empêche pas le mouvement, la couleur, la saveur. On peut regretter qu'il n'ait pas traduit davantage. C'était un homme double, hélas : Michel le traducteur fut le Mr Hyde d'un Dr Jekyll prénommé Guy, professeur à la Sorbonne, titulaire de la chaire de grec moderne, qui le brida sans cesse davantage au point de finir par l'étouffer.
Je regrette de ne pas avoir mieux connu Michel Hyde. Nos rares échanges furent simplement cordiaux. J'ai le souvenir d'un homme courtois, plutôt distant, que je devinais attachant, mais hypersensible et ombrageux. Il détestait Jacques Lacarrière à un point sidérant. Lorsqu'en 1990 je l'invitai à une table ronde que j'allais animer, à quoi Lacarrière prendrait part, il refusa net, sans même parvenir à prononcer le nom de celui qui le faisait fuir. Lacarrière était plus que lui dans la lumière, traduisait de façon moins rigoureuse, et cet oiseau libre évoluait hors de l'Université. Quant à moi, prof en lycée, professeur tout de même, j'avais de ce fait un demi pied dans le temple, et ma petite gloire ne risquait d'éclipser personne.
Sa retraite universitaire une fois prise, Saunier a disparu des radars. Il y a huit ans, je l'ai appelé pour lui demander de me céder Argo et de traduire pour le même volume d'autres textes d'Embirìkos, qu'il vénérait plus encore que moi. Il a refusé. Il avait des vieux brouillons quelque part et la flemme de les chercher. Traduisez vous-même, a-t-il dit, vous le serial translator.
J'ai cru déceler dans cette formule piquante une pointe d'ironie, un brin de jalousie peut-être, mais qu'importe. J'apprécie la finesse du coup de patte. Cet homme-là savait manier les mots. Je doute fort que mes travaux aient paru vraiment criminels à ses yeux, et quand bien même, je ne lui en voudrais guère. Cher confrère, adieu, reposez en paix.
Bernard Lortholary, parti à quatre-vingt-neuf ans, a connu les feux de la rampe, lui, et travaillé jusqu'au bout. Normalien, agrégé d'allemand, maître de conférences à la Sorbonne, éditeur chez Gallimard, traducteur inlassable (Kafka, Süskind, Dorst, Jeger et bien d'autres), bardé de prix, c'était l'une de nos stars. Il me semble avoir fait partie du jury qui lui décerna le Prix national de traduction en 1992. Mais pour moi il reste avant tout lié à deux souvenirs très forts.
D'abord, un article dans la revue Palimpsestes, il y a bien longtemps, l'un de ceux qui à l'époque m'ont le plus nettement ouvert les yeux. Une réflexion sur l'ordre des mots dans la phrase, lumineusement pensée, brillamment rédigée — pour bien traduire, il faut très bien écrire.
Ensuite et surtout, en 1988, son intervention aux Assises de la traduction d'Arles, consacrées à Freud. Nous avions invité son traducteur le plus récent, Jean Laplanche, qui nous présenta fièrement son Freud à lui, qu'il avait rhabillé en penseur lacanien usant d'un idiome scientifico-barbare. Il y eut des remous dans la salle, et nous vîmes alors, impromptu, Lortholary jaillir du public, se planter près de l'orateur, un œil sur lui et l'autre sur nous, et se lancer dans une diatribe flamboyante. Il défendit sa thèse — la langue de Freud est élégante mais simple, sans jargon, on ne doit donc pas la traduire en charabia — avec une fougue et une aisance étincelantes, dont je ne fus pas le seul ébloui. Il me parut très grand ce jour-là, comme grandi par le rôle qu'il endossait, car il était notre porte-voix, notre porte-étendard, et pour moi il l'est resté à jamais.
Plus tard, à d'autres Assises, je ne sais pourquoi — savait-il que je chantais partout ses louanges ? — il m'a invité à dîner, en compagnie de son adorable épouse, la traductrice Jeanne Etoré, et j'y suis allé tout fier, tel un adolescent soudain traité comme un adulte, un manant invité au château.
Je l'ai revu, ce seigneur, deux ou trois fois. Quand j'allais causer à Carcassonne, ville accueillante aux Mohicans que nous sommes devenus, il descendait de son village tout proche, à chaque fois un peu plus blanchi. Sentant sa fin prochaine, je suis monté le voir à Montolieu l'an dernier et nous avons encore dîné ensemble. Pour la dernière fois, je le savais. Ce soir-là il venait de terminer une traduction. Bernard, j'aimerais finir comme toi, devant l'écran, si possible à la dernière phrase d'un livre. Je te dis encore une fois merci. Tu m'as donné de l'élan et tu continues.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°266 en novembre 2025)