QUI CROISE LES JAMBES ?


She knows most of her brother's circle, his exes, his confidants, and adoring female friends, loyal and protective, aware of the vulnerability beneath the puppyish passion and catalysing charm. And how he lives as if death is always waiting, legs crossed, one foot wagging like that of an actor in a dressing room before the curtain lifts.


Ce que A., traductrice expérimentée, rend ainsi :


Elle connaît presque tout le cercle de son frère, ses ex, ses confidents, et ses amies fidèles, conscientes de sa vulnérabilité sous sa passion juvénile et son charme ravageur. Et sa façon de vivre comme si la mort l'attendait à tout moment, jambes croisées, en agitant un pied, tel un acteur dans sa loge avant d'entrer en scène.


Belle traduction, précise et en même temps bien balancée. Rien à dire. Alors pourquoi A. est-elle perplexe, au point de soumettre sa phrase à ses consœurs et confrères de notre liste Ariane ?

Le problème vient de sa correctrice. Celle-ci est gênée par l'ambiguïté de la fin : qui croise les jambes avant d'entrer en scène ? Le frère, ou la mort ?

On relit attentivement texte et traduction. Dans la v.o. l'ambiguïté est parfaite. La mort qui attend, impatiente d'aller frapper sa victime, ça se tient ; le frère, homme passionné, impatient d'affronter les dangers de la vie, ça se tient aussi. On a là deux belles scènes possibles pour le prix d'une. Qu'on ait repéré ou non les deux à la lecture, on est libre de choisir l'une d'elles, ou mieux encore, de les accepter toutes les deux, car elles ne s'excluent nullement, au contraire : leur coexistence enrichit la phrase, la fait miroiter doucement.

La v.f., elle, maintient habilement l'équilibre entre les deux virtualités, afin de ne pas aplatir le texte. Au nom de quoi le lui reprocher ?

Il faut s'y faire : l'unanimité n'existe pas. Même quand tout va bien, il y a toujours quelqu'un qui râle. Et c'est bien ainsi, sans doute. Regrettons seulement que les détenteurs du pouvoir, qui ne détiennent pas toujours la compétence, se plaisent à souvent râler pour mieux l'asseoir, ce pouvoir.

Commentaire de A :

J'avais effectivement choisi de traduire ce passage en laissant l'ambiguïté... et j'ai affaire à une correctrice qui me bombarde de suggestions trop explicatives, en me lançant : «Reformulez !» comme à une écolière. Je peux dire que je souffre le martyre en remplaçant régulièrement ses suggestions lourdingues par mes choix initiaux mûrement pesés.

Nous sommes là en terrain connu : l'académisme de certains correcteurs, leur raideur intolérante, alimente régulièrement nos doléances. Il serait intéressant d'étudier l'évolution du phénomène, de déterminer s'il s'atténue ou s'aggrave ces derniers temps. Il me semble qu'on assiste plutôt à la montée d'une certaine ignorance de la langue, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, mais ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est ce que l'exemple de A. révèle de façon exemplaire : une phobie de l'ambiguïté.

L'ambiguïté, ça fait désordre. Certains voudraient que tout soit clair, simple, carré, alors que la vie, et les livres — ceux qui en parlent bien — sont souvent complexes, obscurs, insaisissables. Quand l'ambiguïté apparait, la vie s'installe. Et la poésie. Pour ne rien dire de son côté joueur, mystificateur. Comment aimer lire, écrire, traduire si l'on n'est pas sensible à ces malices du langage ? Comment bien traduire sans être un peu filou ?

Que la correctrice de A. combatte l'ambiguïté, on ne va pas s'en étonner. Ce qui me surprend dans le cas présent, c'est la réaction de certains traducteurs sur la liste, qui prennent parti pour le frère ou pour la mort, comme s'il fallait à tout prix choisir ! Quant à la suggestion de l'un d'entre nous : demander à l'auteur ce qu'il a voulu dire, sa logique n'est qu'apparente. Si l'auteur a vu le double sens et l'a maintenu, c'est qu'il l'approuve et le traducteur doit le garder ; s'il ne l'a pas vu, c'est qu'il a écrit une belle phrase à son insu et c'est elle que je dois traduire. On ne traduit pas les intentions de l'auteur, mais ses mots.

Tant que nous y sommes, la phrase contient une autre ambiguïté : l'anglais ne nous dit pas si les confidants sont des hommes ou des femmes. Il est possible de conserver l'incertitude en français — à condition que notre confidents puisse encore, aujourd'hui, englober les deux sexes, au grand désespoir de certain.e.s. Mais l'un d'entre nous fait remarquer que montrer le frère entouré d'amies enamourées va mieux dans le sens du texte, et A. choisit confidentes.

Comme quoi toute règle a ses exceptions.

De sa mésaventure, A. tire deux conclusions.

La première :

Le fait d'avoir écrit à Ariane m'a fait un bien fou : je vais continuer à m'arracher les cheveux jusqu'à la fin de cette relecture qui, je le sens, va prendre des jours, mais au moins, je me sentirai moins seule.

C'est cela aussi, Ariane : un soutien moral. Un remède à la solitude.

La seconde conclusion, c'est qu'A. compte écrire à sa correctrice

un mail final du genre : «Je vous remercie de votre relecture attentive, mais malheureusement, je n'ai pas pu garder la plupart de vos suggestions car... rythme, mélodie, souci de respecter les expressions volontairement allusives ou sibyllines de l'auteur».

Ne reformule surtout pas ton futur mail final, A. ! Il est parfait. Tu ne vas pas réformer la corporation des correcteurs à toi toute seule, mais si chacun de nous a le courage de résister et se donne la peine d'argumenter, on pourrait peut-être, à la longue, se faire entendre un peu mieux. Les correcteurs sont là, pensent-ils, pour aider les traducteurs à s'améliorer ; faisons en sorte que la réciproque soit vraie elle aussi.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°265 en octobre 2025)