LEÇON DE TANGO


Je la connais depuis longtemps et la croise lors de nos réunions de traducteurs. Nous avons le même âge, avons grandi entre plusieurs langues (moi deux, elle bien plus), traduisons des langues peu fréquentées (moi le grec, elle l'hébreu), transmettons notre savoir-faire dans les mêmes lieux, et puis nous écrivons, avec entre autres sujets notre activité traduisante. Je n'ai pas lu ses traductions, elle n'a sûrement pas lu les miennes, mais qu'importe : je me sens proche de Rosie Pinhas-Delpuech, j'ai l'impression grâce à elle d'appartenir à une génération encore vivante. L'énergie qu'elle dégage est contagieuse.

Le livre d'entretiens qu'elle nous a donné il y a deux ans aux éditions de la Baconnière, interrogée par l'écrivain suisse Maxime Maillard, combine l'autobiographie, la réflexion sur la traduction, l'écriture et le métier de traducteur, de façon très pédagogique et stimulante. Et comme je l'espérais, je nous trouve d'accord sur l'essentiel. Elle aussi travaille à l'oreille, elle aussi réclame de la musique avant tout chose. L'idée n'est guère nouvelle, d'ailleurs tout a été dit sur la traduction, ce qui compte c'est d'illustrer l'idée avec de bonnes images et j'adore celle-ci :


On travaille beaucoup ensemble, l'écrivain dans sa langue et moi qui le traduis et qui essaie d'emboîter mon pas dans le sien, de danser le tango avec lui, sur le même rythme.


Ce corps-à-corps du tango, à la fois énergique et voluptueux, c'est tout à fait ça. Et la page où Rosie se penche sur les virgules, personnages infimes en apparence, ou elle les place en fonction de la respiration du texte plutôt que selon la grammaire, je m'y reconnais aussi.

J'aime cette idée qui parcourt le livre : traduire, c'est apprendre à lire.


La traduction m'en apprend plus sur la littérature qu'un cours universitaire, même si ce dernier est absolument indispensable.


Plus loin :


Quand je traduis, je ne vous dis pas dans quel état de lucidité et d'intuition je travaille. Je vois comment l'auteur fabrique son livre. Et ça me passionne d'être dans la salle des machines.


Encore une image précieuse.

Lorsque je ne suis pas d'accord avec ma consœur, je m'en étonne et tâche de comprendre pourquoi. Quand elle cite son prof de philo qui décrète qu'«une langue n'a pas d'affects», qu'elle est «impersonnelle», quand elle évoque l'«arbitraire du signe» de S.M. Ferdinand de Saussure et des linguisticiens, moi je m'écrie, Doucement les gars ! Parlez pour vous ! Pour nous autres caresseurs de mots, chacun d'eux déborde d'affects. Le mot chien ne mord pas, selon vous ? Sans doute, vu depuis votre observatoire, mais pour nous autres en bas, rien que de dire le mot chien, ça déchire. Rosie le sait mieux que moi, qui consacre une belle page sur le premier verset de la Bible, montrant combien le mot tohu-bohu, qui chez nous a des allures de gentil farfelu, d'hurluberlu, devient terrible en hébreu où il se prononce tohhou va vohhou. Les distingués théoriciens et nous autres travailleurs manuels ne parlons pas de la même chose.

Rosie m'étonne aussi quand elle décèle un refus du beau chez certains de nos meilleurs auteurs. Sarraute, Beckett et Kafka «ne font pas quelque chose pour plaire», dit-elle. Il me semble que si ces trois-là refusent une certaine forme de beauté, c'est pour en chercher inlassablement une autre. Les phrases des deux premiers (quant à Kafka, je ne lis pas l'allemand) sont d'un tel raffinement, d'une telle perfection formelle... Mais cela aussi, Rosie le sait. Elle n'a simplement pas eu l'occasion de développer.

Encore un étonnement : elle traduit de la prose et du théâtre, pourquoi laisser de côté la poésie, alors même que, dit-elle, «la traduction comme j'ai envie de la pratiquer est très proche de la poésie» ? Elle est en effet ultra-sensible à la musique des mots, qui en poésie passe au premier plan, en pleine lumière. Elle a essayé sur un poème, mais


J'ai essayé d'en traduire d'autres et je me suis heurtée à mes limites. J'ai compris qu'il faut être poète pour traduire de la poésie et je ne suis pas poétesse. Je suis profondément prosatrice. Je peux traduire un poème que j'aime beaucoup s'il est en vers libres...


La traduction de la poésie, chasse gardée des poètes ? Laisse-moi rire, camarade. Je traduis presque sans arrêt des poèmes depuis quarante ans sans être encarté, sans même en écrire en cachette, je me régale, et inversement ne parlons pas de la façon moche dont certains poètes estampillés traduisent la poésie...

J'admets que ce soit affaire de goût, qu'on préfère le tempo coulant de la prose à la concentration extrême de la parole poétique, de même qu'on peut préférer la marche à la danse, le vin à la vodka, ou mettre beaucoup d'eau dans son whisky. Mais se détourner de la poésie sous prétexte qu'elle s'inscrit dans des rythmes réguliers ! Le décasyllabe et l'alexandrin t'intimident, camarade, toi qui n'as peur de rien ? Pas capable, toi ? Allons donc. C'est un simple tour de main, ça s'acquiert. Et quand on l'a, c'est grisant. À la tienne, Rosie.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°264 en septembre 2025)