Ceux que la Chine fascine, ceux qui aiment la poésie (chinoise ou non), ceux qui voient dans la traduction un sujet en or, tous se doivent de lire (si ce n'est déjà fait) un petit livre aussi succulent que nourrissant : 19 manières de regarder Wang Wei, de l'américain Eliot Weinberger, paru en v.o. il y a quarante ans et traduit en 2020 pour Ypsilon.
Que la traductrice, Lise Thiollier, me pardonne : je n'ai pas lu son travail, ignorant jusqu'à aujourd'hui que le livre existait en v.f.
Le héros : un très court poème d'un certain Wang Wei, vieux de 1200 ans. Quatre vers de cinq mots chacun, avec transcription phonétique, traduction mot-à-mot, plus une trentaine de versions en anglais pour la plupart, mais aussi en espagnol, en allemand et en français, chacune d'elles brièvement commentée.
Un poème à première vue anodin, purement descriptif en apparence. Une colline déserte et des voix lointaines, le soleil du soir entrant dans la forêt et reflété par la mousse. Mais attention : l'analyse fouillée de chaque version est l'occasion de s'interroger sur le sens profond du poème et de le faire peu à peu apparaître dans toute sa subtilité. Ce quatrain a plus d'une dimension cachée, inaccessible à nous autres lecteurs balourds ; il est le récit codé d'une expérience spirituelle. C'est l'occasion de découvrir un mode de pensée différent du nôtre, de comprendre que la structure de la langue chinoise (absence d'articles et de pronoms, de temps verbaux) a une dimension philosophique. Et que la structure formelle de ce poème, pourtant toute simple, a elle aussi un sens.
Voilà qui pourrait suffire à notre bonheur, mais l'ouvrage, bref et dense, est aussi et avant tout une sacrée leçon de traduction. Les commentaires accompagnant chaque version sont pointus sans pédantisme, sans la moindre pesanteur universitaire, avec autant d'humour que de pertinence. Weinberger est lui-même traducteur et cela se sent.
Dans ce genre de confrontation, les échecs apprennent plus encore que les réussites. On retrouve dans de nombreuses versions, come toujours, certains défauts classiques, à commencer par la tentation d'étoffer, d'embellir. Tentation d'autant plus grande que l'original, ici, est d'un dépouillement absolu. «Rien de plus difficile que la simplicité», remarque l'auteur.
Le défaut principal, chez la plupart des traducteurs, c'est que l'effort pour comprendre le sens du poème, et l'absence d'un contact sensoriel, charnel avec la langue chinoise, les amène à oublier la poésie. Un poème, ça chante, ça danse. Obnubilés par leur obsession du sens (donnons à cette maladie le nom de sémantomanie), ils traduisent comme des sourds — alors que le moment d'harmonie, de sérénité que suggère le poème, il ne faut pas seulement le concevoir, il faut avant tout le sentir, l'entendre, pour ne pas seulement le comprendre, mais le vivre. Seules deux ou trois des versions présentes ici ont assez de densité sonore pour mériter le nom de poèmes.
Celle de Burton Watson en 1971 :
Empty hills, no one in sight,
only the sound of someone talking;
late sunlight enters the deep wood,
shining over the green moss again.
Ou celle de Gary Snyder en 1978 :
Empty mountains:
no one to be seen.
Yet — hear —
human sounds and echoes.
Returning sunlight
enters the dark woods;
Again shining
on the green moss, above.
Côté français, François Cheng revient trois fois sur le poème, pour aboutir en 1996 à ceci :
Montagne déserte. Plus personne en vue
Seuls résonnent quelques échos de voix
Un rayon du couchant pénétrant le fond
Du bois : ultime éclat de la mousse, vert
Ce qui est tout de même plus zen que le délire ci-dessous, qu'on laissera charitablement anonyme :
The empty mountain: to see no men,
Barely earminded of men talking — countertones
And antistrophic lights-and-shadows incoming deeper the deep-treed grove
Once more to glowlight the blue-green mosses — going up
Commentaire de Weinberger : «On dirait Gerard Manley Hopkins sous LSD»...)
En prime, une substantielle postface d'Octavio Paz, qui traduisit lui aussi le poème ; et si Ezra Pound, pionnier dans ce domaine, ne s'est pas attaqué à celui-ci, l'auteur ne manque pas de rendre hommage à son travail, avec cette remarque dont l'importance mérite que l'on conclue sur elle :
Je n'ai jamais été convaincu par la théorie de Pound sur la traduction du chinois, (...) mais peu importe : sa pratique ne m'a pas seulement persuadé, mais elle m'enchante littéralement.
Enchanté moi aussi par cette remarque.
Comment dit-on ¡olé ! en chinois ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°262 en juillet 2025)