On connaît des traducteurs-écrivains, des écrivains-traducteurs, et ceux plus rares qui mettent les deux pratiques au même niveau — mais quel est le critère : le temps de travail consacré à chacune ? la préférence personnelle pour l'une ou l'autre ? la notoriété qu'on en tire ?
Mettons que le critère soit l'image qu'on a de soi : dans ce cas, je suis à mes yeux, actuellement, écrivain à 40% — et 10% sans doute aux yeux du public. Mais quelle que soit la proportion, la question principale demeure : quelle influence la traduction et l'écriture alternées ont-elles l'une sur l'autre ?
Cette question qui me touche de près, je n'ai pas attendu qu'on me la pose, j'y ai répondu oralement et même par écrit, je ne sais plus quand ni où et j'ai la flemme de chercher. Tout a sûrement été dit par d'autres. Je veux simplement raconter ici une expérience récente — même si elle me semble trop atypique, hélas, pour servir à qui que ce soit.
Le général Yànnis Makriyànnis, après avoir combattu les Turcs et contribué à l'indépendance de la Grèce, décida d'apprendre à écrire afin de raconter ce qu'il avait vécu. Ces mémoires d'un homme inculte, qu'il rédigea sans orthographe ni ponctuation et sans la moindre prétention littéraire, sont devenues, ô prodige, un classique admiré pour son contenu, mais aussi pour la naïve beauté de son écriture.
Et ce n'est pas tout. Makriyànnis écrivit aussi, juste après ses Mémoires, un récit très différent, du moins par le thème, où il raconte ses visions mystiques et là c'est pire encore : à l'absence d'orthographe et de ponctuation s'ajoute le délire de la pensée et de la syntaxe : on est là doublement au bord de l'incohérence. Ce monstre fut découvert tardivement et publié plus tard encore, en 1985, et en le lisant alors j'ai été fasciné. On peut parfaitement disqualifier cet OLNI en y voyant l'œuvre d'un demi-fou, mais moi je suis resté sans voix, subjugué, emporté par un souffle immense. Cette coulée ininterrompue de mots me donnait le vertige. Au point que j'ai décidé de traduire Visions et prodiges dès que je le pourrais, comme on fait le vœu de gravir un jour l'Everest.
L'édition grecque, truffée de gloses et de notes, prenant son lecteur en pitié, s'est résolue à ponctuer le texte, comme on jalonne de pitons une paroi rocheuse infranchissable. Ce qui n'est pas sacrilège : l'auteur lui-même dit quelque part qu'il trouverait cela normal. Si je n'ai pas suivi l'exemple, toute considération théorique mise à part, c'est par instinct. Parti pour faire docilement de même, j'ai été gêné dès les premières lignes : le texte corseté, domestiqué, clarifié, perdait sa force principale : son emportement, son échevelé, sa démence. Je n'étais plus balayé par un torrent de mots. La ponctuation était comme une ficelle au pied. Un vêtement alors qu'on souhaite être nu. Je l'ai virée, et du même coup j'ai éprouvé, tout au long du travail, une douce ivresse.
A la relecture, le résultat décoiffe. Le texte prend une couleur à la fois archaïque et contemporaine. On est un peu perdu, mais cet égarement qu'on éprouve, c'est précisément ce dont on a besoin pour entrer vraiment dans la fureur sacrée de l'auteur. Mes lecteurs vont souffrir ? J'en aurai peu de toutes façons. Certains comprendront, je l'espère, que dans pareil texte, l'essentiel n'est pas de comprendre, mais de larguer les amarres.
Visions et prodiges devrait paraître au printemps 2026. Où ça ? Au Miel des anges bien sûr ! Quel autre éditeur oserait ?
Sorti de cette traduction, ou plutôt de cette bataille avec un dragon fou, j'attaque un vieux projet d'écriture perso. Le narrateur est un adolescent qui sait à peine écrire. Il «écrit dans sa tête», ce qu'on lit est à mi-chemin entre le monologue intérieur et l'écriture. Il cherche à former des belles phrases mais n'y est pas encore. L'absence de ponctuation n'était pas prévue au départ, mais elle s'impose avant même l'écriture. Elle dit l'inachèvement la perte de repères elle met tout en suspens mon texte est à la fois plus dense et plus léger il plane et je plane. Lu par d'autres je ne sais pas ce que ça donnera, mon lecteur si j'en ai me maudira peut-être, mais moi en écrivant je me serai éclaté. L'euphorie d'Apollinaire effaçant d'un geste les virgules et les points d'Alcools, celle de Joyce déroulant sans les ponctuer les pensées ondoyantes de Molly Bloom, je les comprends mieux que jamais. Je n'aurais certainement pas osé sans l'exemple de ces maîtres, et sans doute pas osé non plus si un vieux général grec malade, sans le savoir, ne m'avait pas montré le chemin.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°261 en juin 2025)