La solitude du traducteur ? Quelle solitude ? Les occasions de voir du monde ne manquent pas. Assises, colloques, réunions associatives, prises de parole dans des bibliothèques ou des librairies, édition d'une revue, participation à des jurys, enseignement, toutes ces activités me semblent nécessaires, enrichissantes pour les autres et avant tout pour soi-même. Elles n'ont qu'un inconvénient : pour peu qu'on s'y adonne avec le sérieux qu'elles méritent, on n'a plus le temps de traduire...
Les années passant j'ai dû faire des choix, mais s'il fallait ne conserver qu'un seul de ces travaux périphériques, ce serait pour moi l'enseignement. Transmettre son savoir-faire, n'est-ce pas pour l'artisan un instinct vital, visant à propager l'espèce ?
J'entame ces jours-ci ma quinzième (ou seizième ?) année à l'institut d'anglais Charles V de Paris VII et au CETL de Bruxelles. J'y fais la même chose depuis le début avec des jeunes traducteurs : un travail sur le français. C'est là que tout se joue : dans l'habileté du traducteur à manier sa propre langue. Je m'attache à développer cette habileté à force d'exercices d'écriture et de saines lectures. Je crois savoir que certains pros des Belles-Lettres ricanent à propos des ateliers d'écriture ; il me semble qu'une partie au moins de mes apprentis y trouve son compte, ou du moins son plaisir.
Je reprends presque toujours les mêmes exercices, faute de temps mais aussi par choix pédagogique : l'exercice peu à peu s'enrichit des solutions de groupes successifs. Non, je n'en ai pas du tout marre. Pas plus qu'un concertiste qui reprendrait deux fois par an la même sonate de Mozart ou Schubert. Les musiciens et les comédiens — mes saints patrons — le savent : ce n'est jamais deux fois pareil. Et puis cette lecture enfin patiente et profonde apporte une consolation, l'impression de se racheter de nos lectures habituelles, si tristement superficielles, qui sont comme des traversées de ville en voiture à cent à l'heure.
En 1988, dans un groupe informel composé d'amis (Ginette Dugand, Michelle Barbe...), nous avions exhumé le jeu ancien des bouts-rimés. On donne les rimes, reste à écrire le reste. Encore un travail sur le vers, l'un de mes grands dadas : la clef de l'écriture, c'est le rythme, et pour maîtriser les rythmes, rien de tel que la maîtrise du vers.
Ange / laitier / orange / sentier...
Pas facile. Pourtant, ce jour-là, trois ou quatre quatrains savoureux furent pondus ; s'y sont ajoutés depuis, au fil des séances parisiennes et bruxelloises, une bonne cinquantaine d'autres, élaborés plus ou moins en commun, d'une extrême diversité. Je rêve de les publier un jour : leur lecture produit, à la longue, un vertige insidieux.
Parmi tout ce que je dois à ce travail de formation, il y a l'un de mes livres : l'origine du Verbier, ce sont les notes prises au cours de mes lectures pour illustrer mes séances d'écriture. Ce qui m'a le mieux appris à écrire, c'est de l'apprendre aux autres...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°26 en octobre 2005)