FRANÇAIS D'ÉDITEUR (NIÈME ÉPISODE)


La traduction que je remets, quelqu'un va la relire, et le plus souvent quelques-uns : l'éditeur lui-même, le préparateur de copie, le correcteur, ça dépend. Il ou ils (elles, bien souvent) vont intervenir. Et cela est bon. J'ai beau m'être relu soigneusement, me disant que cette fois, enfin, ils ne trouveront rien à reprendre, j'ai encore laissé passer un tas de bricoles. Mais à ce point ! Toutes ces remarques, plusieurs à chaque page ! Ô douleur !

Pas de panique, mon gars. C'est normal. Les interventions, presque toujours, se multiplient indûment à cause d'un vice inhérent à l'exercice : la personne qui me relit est obligée de se manifester abondamment : l'employé pour justifier son salaire, le patron pour asseoir son pouvoir.

L'autre jour encore — décidément, je ne m'y ferai jamais — la correctrice, dont je ne peux dire qu'elle soit mauvaise, nous a servi toute la gamme des annotations agaçantes, et me voilà répertoriant méticuleusement celles-ci une fois de plus, quel idiot, quel temps perdu, comme si disséquer la bête pouvait aider à combattre le mal. Comme si j'espérais qu'un correcteur me lira ! qu'il sera soudain convaincu, désarmé, touché par la grâce ! Tout ce qu'on peut obtenir, en étalant les viscères de la bête en public, c'est la consolation d'une menue vengeance dérisoire.

Tâchons de comprendre mon censeur. Sa règle d'or : rester dans les clous. Éviter tout ce qui dépasse ou dévie, sémantiquement, grammaticalement, stylistiquement.

Les images trop imagées par exemple.

(En italiques, les commentaires de ma correctrice du jour.)


Sa crainte permanente, c'est que certains s'éclipsent en son absence et reviennent en compagnie du virus.

—> ou porteurs du virus ?


D'accord, c'est plus officiel.

De même, le concret est plutôt mal vu, l'abstraction plaît davantage, plus neutre et distinguée :


J'ai lu son livre et c'est là que j'ai trouvé

—> et c'est ainsi que


Les modifications oiseuses pullulent, genre bonnet blanc &150; blanc bonnet.


Il vivait encore

—> il était encore vivant      pour insister


Ils ont agi précipitamment

—> ils ont agi dans la précipitation.      pour souligner la panique


Je vous verrai dès la fin de l'interrogatoire

—> dès que l'interrogatoire sera terminé


Je ne commente pas

—> je ne fais pas de commentaires      n'est-ce pas plus clair ?


Le texte est le plus souvent rallongé, ralenti, comme si c'était un jeune fou indiscipliné, un cheval prompt à s'emballer. À noter aussi une gêne vis-à-vis du verbe, jugé trop actif, trop remuant, au profit du substantif, plus calme et plus digne.

On affectionne les précisions inutiles, qui lestent pépèrement la phrase :


Je les convoque dans mon bureau. En attendant je demande...

—> En attendant qu'ils arrivent...


Nous sommes arrivés.

—> Nous sommes arrivés à destination.


Leur donner un avant-goût.

—> Leur donner un avant-goût de ce qui les attend.


Nous regardent sans un mot

—> sans dire un mot


La syntaxe se doit d'être soutenue :


Hier il a dit qu'il faut absolument promener l'enfant

—> qu'il fallait


Les deux se disent, pourquoi changer ? D'autant qu'«il faut», plus familier, est mieux à sa place ici dans ce dialogue. Et plus exact : il faut toujours.


Tout cela, je le connaissais par cœur, mais cette fois-ci j'ai la joie d'une petite découverte. La correctrice et moi divergeons aussi quant à l'ordre des mots. J'aime séparer le verbe de son complément d'objet en plaçant une circonstancielle entre eux, ce qui crée un léger suspens, une attente :


Tu pourras repérer mieux qu'eux dans leurs conversations les éléments importants.

—> Tu pourras repérer mieux qu'eux les éléments importants dans leurs conversations.


La règle du meilleur pour la fin, si simple, si efficace, n'est pas universellement connue...


Je l'appelle, pour échapper peut-être aux pensées qui m'accablent.

—> peut-être pour échapper


En déplaçant «peut-être», on perd un double sens précieux : si j'appelle, c'est peut-être pour échapper, mais aussi (et c'est le plus intéressant) on n'est pas sûr d'échapper, et j'ai envie de laisser entendre les deux.


On n'a pas eu besoin de la première, heureusement, mais la seconde aurait pu nous aider.

—> Heureusement, on n'a pas eu besoin...


Commentaire : pour l'oralité ! Alors que d'après moi, au contraire, l'oralité est plus présente dans le «heureusement» placé en incise, qui rythme mieux la phrase. L'ordre des mots qu'on me suggère dans ces exemples, c'est une correction langagière étriquée qui sacrifie la vivacité, l'expressivité.

Du coup, je repense au reproche d'une précédente éditrice qui m'avait étonné : elle trouvait mon français pas assez fluide. Certains sans doute confondent fluidité et platitude, et jugent ma prose trop heurtée car je m'efforce de la rendre nerveuse, pour tirer mon lecteur de la somnolence pépère qu'ils souhaitent entretenir chez lui.

Fluidité, dit-on ?


Il nous faut rassembler d'abord

—> Il nous faut d'abord rassembler


Il y a là, certes, en cherchant bien, une fluidité grammaticale un peu plus grande, mais bousillée à mes yeux (à mes oreilles) par un rrr calamiteux où s'embourbe la phrase.

Un ultime exemple, pour franchement rigoler (rigoler franchement ?) :


Je vous prie d'attendre chez vous.

—> Veuillez attendre chez vous.


Moralité : on a beau faire, le français d'éditeur est toujours vivant ! Il ne mourra jamais ! Tâchons seulement de faire voir au plus grand nombre sa laideur guindée, son ridicule, sa tristesse.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°260 en mai 2025)