MUSIQUE EN PROSE


The sun was bright, the sky was blue, the time was May; New Orleans was heaven...


C'est le tout début de Waltz into darkness, roman de William Irish. Un début si simple qu'il se passe de traduction, si banal en apparence qu'on peut le lire sans rien voir — et en même temps si beau que d'entrée je suis conquis. Je le sens : l'auteur sait où il va. Ce rythme initial marqué, dansant, régulier, trois fois quatre syllabes, c'est les trois coups au théâtre, les trois temps de la valse bien sûr, et aussi, pourquoi pas, une plénitude harmonieuse, la Sainte Trinité trônant au paradis. Tout va bien, c'est le bonheur, on plane : Comme quoi quelques pauvres mots habilement combinés peuvent acquérir une extrême richesse, et en dire bien plus qu'ils n'en ont l'air.

Voyons la traduction française. Mon anglais, quoique rouillé, me permettrait de comprendre la v.o. sans aide, mais dès que je peux je me procure la v.f., lisant tout de même plus vite dans ma propre langue. En fait, passer d'une langue à l'autre, en comparant sans cesse original et traduction, me ralentit plutôt, mais la leçon en vaut la peine.

Titre français du roman : La sirène du Mississipi. Le film homonyme de Truffaut en est une libre adaptation. Ce titre-là sonne plutôt bien, l'héroïne est en effet une enjôleuse qui descend le fleuve en bateau ; Valse vers les ténèbres eût été mieux accordé à la noirceur de l'histoire, mais moins sexy assurément.

Le roman, publié en 1947, fut traduit en 1950 par l'un des ténors de la profession. Voici l'incipit :


Grand soleil et ciel bleu ; au mois de mai ; La Nouvelle-Orléans était un vrai paradis...


Aïe !

Le message est passé à 100%, dans un sens ; et pourtant, quel sabotage... Disloqué, le savant mouvement ; envolée, la séduisante musique ; des danseurs en sabots se marchent sur les pieds. Tout se passe comme si, pour le digne confrère, il y avait d'une part la poésie, avec sa musique, ses rythmes, ses sonorités, et de l'autre la prose où toutes ces gracieusetés n'ont pas cours, où il s'agit d'informer sèchement, sans charmer. Pauvre prose... Comme si elle n'avait pas sa musique, elle aussi. Différente, plus diffuse, moins voyante — sauf à certains moments où elle se montre davantage, à bons lecteurs, salut.

Qu'on n'aille surtout pas dire que faire écho en français au jeu sonore du texte anglais est trop difficile. Dans le cas présent du moins, cela vient tout seul :


Le bleu du ciel, un grand soleil, un jour de mai ; La Nouvelle-Orléans était un paradis...


Eh oui : deux alexandrins. Ça balance doucement, c'est ce qu'il faut à ce moment-là.

Trop captivé par l'histoire, je ne m'attarde pas en confrontations, juste assez pour constater que si le confrère manque d'oreille, l'ensemble de son travail est de bonne qualité tout de même. Il a du métier. L'autre problème, c'est les coupures. Des passages entiers passent à la trappe, comme on le faisait couramment à l'époque.

Les coupures, sujet délicat. Pour faire le tour de la question, il faudrait des pages. (Je les ai écrites mais là je les coupe, sois pas trop long, coco.) J'y reviendrai peut-être un jour et dirai seulement pour l'instant qu'il y a en théorie deux sortes de coupures : celles qui abîment le texte et celles qui lui font du bien. Et qu'il y a surtout, dans la pratique, une troisième catégorie bien plus vaste, au point de potentiellement réduire les deux premières à presque rien : les coupures dont l'opportunité divise l'ensemble des lecteurs, et peut-être même l'un d'eux pris séparément.

On voit très bien pourquoi une coupure, quelle qu'elle soit, est condamnable a priori : on appauvrit le texte en le réduisant. On trahit l'Auteur. On voit peut-être moins nettement ce que bien des textes gagnent quand on les allège de certaines longueurs. Il m'est arrivé, je le confesse, de tailler un peu dans certaines pages languissantes — mais tiens ta langue, Michel, ce sont là des choses dont on ne parle pas.

J'ajoute pour ma défense que j'ai aussi, plus d'une fois, laissé languir certains passages, en me disant que peut-être certains lecteurs trouveraient leur bonheur dans ce qui personnellement me gênait.

Qu'en est-il du traducteur d'Irish ? Certains de ses coups de ciseaux ne me choquent pas trop, face à un texte parfois prolixe, mais par moments j'estime qu'il y va fort.

Je devine pourquoi ceci disparaît et je le déplore :


The house was dead. Love was dead. The story was through.


L'épisode du bonheur amoureux se referme sur une fin symétrique de l'ouverture : trois phrases très courtes, au rythme subtilement boiteux cette fois, écho douloureux. Le traducteur, qui n'a pas capté la manœuvre au début, passe allègrement ici aussi, sabrant toute une page au passage.

Plus loin, je lis dans la v.o. :


It was as though the tale were water and the hotel a sponge; it was as though the keyholes themselves had found tongues for their perpendicular slitted mouths and whispered it.


C'est moi qui vais traduire, puisque le passage a sauté :


On eût dit que la rumeur était de l'eau et l'hôtel une éponge ; que les trous de serrure eux-mêmes, trouvant des langues pour leurs bouches verticalement fendues, murmuraient.


Ça, je l'aurais gardé, alors même que je trouve l'image ratée : je couperai plus volontiers un passage banal qu'un autre qui secoue, voire qui dérange.

Enfin, lorsqu'il est question que le couple principal, si mal assorti, joue aux cartes, changer le double-solitaire (en français dans le texte) en crapette, c'est quasiment criminel !

Le nom du traducteur ? Je préfère ne pas nommer ceux sur qui je tape, mais Georges Pelorson mérite une exception. Après avoir activement collaboré sous Pétain, il se reconvertit dans la traduction, l'édition et le journalisme en se planquant derrière un pseudo : Georges Belmont. Son vilain passé mérite bien mon petit coup de griffe.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°259 en avril 2025)