PARATEXTONS !


Le texte que je traduis venant d'un autre pays, d'une civilisation étrangère, parfois même d'une autre époque, il n'est jamais totalement intelligible pour mon lecteur — à supposer qu'un roman français d'aujourd'hui le soit toujours pleinement. Il faut donc joindre à la traduction un certain nombre d'informations, que les doctes désignent du doux nom de paratexte.

La solution la plus commode, en cas de difficultés ponctuelles, c'est la note en bas de page. Quant à moi, je l'ai toujours détestée. Elle rappelle trop l'édition universitaire. Elle rompt le charme en me faisant montrer le bout du nez, moi le serviteur, alors que c'est l'Auteur qui parle. Pour la remplacer j'inclus en douce une brève explication dans le corps du texte, mais cela n'est pas toujours possible, et s'il faut vraiment des notes, je les renvoie toutes en fin de volume. Je ne signale même pas le mot ou le passage difficile par un astérisque — j'exagère, je l'avoue, en jouant ainsi à l'homme invisible.

Les notes ne suffisant jamais pour donner tous les éclaircissements qui s'imposent, la traduction doit s'accompagner d'une présentation plus développée. Elle est parfois confiée à une personnalité plus connue que le traducteur dans l'espoir que son nom fera vendre, mais pour ma part je désire la rédiger moi-même. Cela fait partie du travail. Tout au long de la traduction, des remarques me sont venues, avec l'envie de les transmettre. J'ai passé beaucoup de temps sur le bouquin, je le connais mieux que personne. Si ma traduction est bonne, c'est que mon regard sur lui est juste, que je sais manier les mots, et que par conséquent je suis capable de le présenter.

Où la placer, ma prise de parole ? Au début ou à la fin ? Il peut sembler logique de fournir au lecteur, avant qu'il commence, tout ce dont il aura besoin en route. Oui, mais je ne me sens pas de le faire. Passer en premier, ce serait inconvenant de ma part. Outrecuidant. La star, c'est lui, l'Auteur. À lui de commencer. Mes pages à moi, je dois les placer discrètement, humblement à la fin du volume, où le lecteur les trouvera s'il le souhaite. S'il n'a pas l'idée de feuilleter le bouquin avant de lire, il apprendra leur existence par la table des matières, que les éditeurs français placent à la fin, pourquoi pas, qui dans le monde anglo-saxon vient au début, pourquoi pas non plus, et qu'au Miel des anges, où je fais ce que je veux, je préfère placer en tête — pour signaler notes et postface, et peut-être aussi par anticonformisme puéril.

Quoi mettre dans la postface ? Quelques infos succinctes sur l'auteur et son œuvre en général, puis sur l'ouvrage en question, en soulignant sa valeur, en détaillant ses mérites. Il s'agit d'appâter l'éventuel acheteur, puis de l'aider à aimer le livre. Car l'amour, ça se travaille. Toutes les vertus ne sautent pas aux yeux, et notre jugement n'est pas imperméable à celui des autres.

Parmi nos lecteurs, il en est qui comptent particulièrement : les critiques. Les pauvres reçoivent en service de presse un tas de livres qu'ils n'auront pas le temps de lire ; il convient donc de leur donner envie d'ouvrir le nôtre, et d'écrire sur lui, même s'ils n'ont pas eu le temps de le lire attentivement, voire de le lire tout court. Je retrouve assez souvent mes commentaires sous une autre plume, et je me dis alors, tout réjoui, que mes efforts promotionnels ne sont pas vains.

La longueur de mon topo ? Soyons bref ! Là encore, occuper des dizaines de pages, c'est manquer de modestie. C'est fatiguer inutilement le lecteur, qui a besoin de toutes ses forces pour affronter le texte lui-même, parfois ardu. À moins qu'il ne se dispense de nous lire, intimidé d'avance par l'enflure de notre bavardage.

Les traducteurs de poésie me semblent les plus dangereusement prolixes. La poésie étant le plus souvent obscure, sans doute éprouve-t-on davantage le besoin d'expliciter. (Même si la glose, parfois, s'avère plus obscure encore.) Ensuite, plus le travail est lent et difficile, plus le traducteur-commentateur éprouve, c'est légitime, le besoin de s'ébrouer, de se défouler en pondant des pages et des pages. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir un site pour s'étaler. Et enfin, moins les lecteurs sont nombreux (qui lit la poésie dans ce pays ?), plus notre besoin de reconnaissance frustré nous pousse à exhiber en détail nos connaissances et nos talents que le monde ignore.

Mais attention : plus notre prestation paratextuelle est longue, plus nous dévoilons nos éventuelles lacunes. La version française d'Axion esti d'Odyssèas El?tis est l'un des plus grands naufrages de l'histoire de la traduction, mais je ne serais pas si féroce avec elle si l'arrogant coupable, infatué de lui-même, ne lui avait donné pour interminable avant-propos un chef-d'œuvre du genre absconso-prétentieux.

Une démonstration trop brillante n'est pas sans risque non plus : j'ai lu un jour une préface éblouissante, un feu d'artifice continuel sur quarante pages ; je m'attendais à une traduction géniale ; elle était simplement très bonne, juste un peu timide par moments, mais après les espoirs nés de l'audace conquérante du commentaire, j'ai été vaguement — et injustement — déçu.

Faut-il, dans nos gloses, exposer nos problèmes de traduction ? Oui ! Si je me méfie des longues tartines sur le sens du texte, j'accueille avec gourmandise les exposés, même développés, sur les problèmes concrets de traduction. On me dit parfois, Tu crois que ça intéresse les lecteurs, les discussions techniques, cette petite cuisine ? Je réponds que l'intéressant dans une maison, ce n'est pas seulement le salon, mais aussi la cuisine ou la cave. La traducture est une aventure, à nous de raconter celle-ci de façon juste et plaisante. C'est ainsi que le lecteur apprend à mieux traduire, s'il traduit, et à mieux lire en tous cas. Ce qui m'amène à saluer une fois de plus un travail épatant, exemplaire : Vision composée, où les poèmes d'Emily Dickinson et les interventions de Pierre Vinclair, formidable traducteur, dialoguent fraternellement à parts égales. Merci aux éditions Exopotamie ! Cette formule nouvelle, on aimerait qu'elle fasse des petits...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°257 en février 2025)